Des galeries françaises d’art contemporain fragiles

Avant l’ouverture de la Fiac, le JdA publie les grandes lignes d’une étude réalisée pour le ministère de la Culture

Le Journal des Arts

Le 20 octobre 2000 - 1809 mots

Alors que la Fiac se tient jusqu’à la fin du mois, quelle est la situation des galeries d’art contemporain françaises ? Une étude réalisée pour le ministère de la Culture auprès d’un échantillon représentatif de ces galeries souligne leur vulnérabilité face aux évolutions structurelles du marché. Les trois auteurs nous en présentent les grandes lignes avant que leur rapport ne soit publié à la Documentation française.

PARIS - Les galeries d’art contemporain sont fragiles. Les deux tiers des galeries qui existaient en 1990 sont aujourd’hui fermées. Disparus : Claire Burrus, Antoine Candau, Patrice Carlhian, Clara Scremini, et bien d’autres. De jeunes galeries ont pris le relais, notamment dans l’est parisien, mais une bonne partie d’entre elles ne survivent que grâce au soutien des pouvoirs publics. Cause principale de ces disparitions : le manque structurel de collectionneurs en France. Seul un nombre réduit de collectionneurs permet aux galeries de subsister. En “mécènes modernes”, ils acquièrent pour assouvir leur passion, mais aussi quelquefois dans le simple but d’assurer une certaine pérennité à la galerie. Un tiers des galeries réalisent ainsi plus de la moitié de leur chiffre d’affaires avec leurs cinq plus gros collectionneurs.

Autre fait notoire, les entreprises françaises s’intéressent peu à l’art contemporain. Elles ne représentent que 5 % des débouchés totaux des galeries. La différence par rapport à la Suisse ou à l’Allemagne est frappante, où les galeries rencontrées déclarent un chiffre d’affaires avec les entreprises de l’ordre de 20 à 30 %.

Parallèlement à la faiblesse de la demande pour l’art contemporain en France, les galeries sont confrontées à un besoin croissant de trésorerie.

Les foires, coûteuses, qui sont devenues un passage obligé pour l’accès au marché international, n’offrent des perspectives de rentabilité que sur le long terme. Pour une participation à Bâle, la location du stand s’élevait en 1998 à environ 70 000 francs auxquels il fallait ajouter les frais de transport, assurances, et logement, soit un budget moyen de 150 000 francs. Compte tenu du pourcentage dû à l’artiste, le galeriste doit alors effectuer un chiffre d’affaires d’au moins 300 000 francs pour équilibrer son budget.

Clairvoyant mais surtout riche
Enfin, inattendues sur ce terrain, les évolutions esthétiques : installations, photographies, vidéos, requièrent d’importants moyens financiers que l’artiste ne peut assumer seul. La galerie doit intervenir en amont, financer la production, ou démarcher d’éventuels bailleurs de fonds. Clairvoyant, mais surtout riche, ainsi doit être le marchand. La galerie Hauser & Wirth,de Zurich qui soutient des projets à hauteur de 6 millions de francs, a permis à Paul McCarthy de faire appel à un spécialiste des effets spéciaux à Hollywood. Le galeriste qui ne peut s’engager dans le budget de la production a désormais du mal à fidéliser ses artistes, d’autant qu’aucun contrat ne lie les deux parties.

C’est dans ce contexte difficile que les galeries doivent affronter la concurrence de Sotheby’s et Christie’s, qui sont passées à l’offensive : réorganisation de leur département d’art contemporain, débauchage d’experts chez leurs concurrents, organisation et soutien d’expositions médiatiques. Christie’s fait l’événement avec Sensation, Sotheby’s rachète le fonds de la galerie Matisse, et met en place une joint-venture avec Deitch Projects ; l’alliance entre Sotheby’s et Amazon.com permet la mise en place d’un réseau de distribution via Internet. En dépit de cet activisme, les maisons se veulent rassurantes : “notre intervention se limitera au second marché”. La menace demeure pour les galeries. Elles doivent affronter, en plus du risque initial du lancement de l’artiste, celui de ne pouvoir réaliser un retour sur investissement par la perte de la maîtrise du second marché.

Un noyau dur et des petites structures ?
Dans le même temps, de nouvelles formes de soutien à l’art se sont développées, gérées par les artistes directement. Fonctionnant avec des budgets très faibles et essentiellement sur la base de projets, ces structures tentent de pallier la faiblesse des circuits commerciaux existants et cherchent à établir des liens de proximité avec le public.

L’inquiétude prévaut, même si la reprise économique redonne quelque vigueur au marché. La structure du marché de l’art contemporain sera-t-elle demain semblable à celle des industries culturelles, livre, disque ou cinéma ? Sotheby’s, Christie’s, et quelques grosses galeries telles Pace-Wildenstein constitueront-ils le noyau dur du marché de demain autour duquel graviteront de nombreuses petites structures (petites galeries, collectifs), à l’affût de nouveaux talents, mais à l’existence éphémère, offrant un vivier d’artistes au cœur du noyau ? Sans moyens financiers conséquents, ces petites structures, en dépit de leur choix judicieux, ne pourront atteindre la taille critique indispensable à la survie dans un univers mondialisé de plus en plus concurrentiel. Et c’est là une différence essentielle par rapport aux périodes précédentes qui ont consacré de jeunes galeries avisées telles Paula Cooper ou Yvon Lambert.

Ce scénario n’est pas sans danger pour l’indépendance du marché et la formation des valeurs artistiques. Grâce à son pouvoir financier, les structures les plus solides peuvent projeter artificiellement et rapidement quelques artistes sur le devant de la scène artistique, suscitant des mouvements spéculatifs. De plus, le recentrage du marché autour d’un nombre réduit d’acteurs dominants constitue un terrain particulièrement propice à la conclusion d’ententes et de coalitions. Quelques affaires récentes en donnent un avant-goût.

Bref, le risque est plus grand que jamais de voir le marché se partager entre galeries chargées du rôle de découvreur et quasi absentes sur le second marché, et grandes galeries, récupérant aisément les artistes dès leurs premiers succès. Déjà aujourd’hui, la moitié des galeries n’opèrent que sur le premier marché alors que celui-ci est beaucoup plus aléatoire et requiert d’importants investissements financiers. Les galeries étrangères équilibrent souvent mieux leurs revenus et leurs risques, et n’hésitent pas à opérer simultanément sur les deux marchés, les liquidités retirées de la vente d’artistes reconnus permettant de financer les dépenses nécessaires au lancement de nouveaux talents.

Cette fragilité est renforcée par l’inadaptation de la structure juridique et de l’organisation des galeries. Le modèle de la galerie à l’ancienne, dont l’efficacité et l’image ne procédaient que de l’œil du dirigeant fondateur, qui assurait sans véritable délégation toutes les fonctions (découverte d’artistes, relations avec les collectionneurs, etc.), semble aujourd’hui inadapté à la mondialisation. Le besoin de modernisation, de diversification est grand. Sortir de ses murs, organiser de nouvelles formes d’expositions, adaptées aux nouvelles formes d’art, voilà un enjeu crucial. Certains ont commencé de le tenter, Anton Weller, et d’autres. L’avenir en dépend.

Et l’action publique ? Souvent controversée, elle est l’objet de discours contradictoires. La demande d’État est grande, mais on veut un État discret, toujours présent, mais en retrait. Les nombreux rapports sur le marché ne se préoccupent que marginalement de l’art contemporain, préférant les logiques patrimoniales : le débat sur la TVA à l’importation ou sur le droit de suite en est un symptôme ; l’État doit réduire l’incertitude, en mettant un terme à la récurrence de débats qui alimentent la méfiance : l’application du droit de suite dès la première “vente”, celle de l’artiste à “sa” galerie, confine à l’absurde. Mais, sur le terrain de la conquête du marché, la balle demeure dans le camp des galeries. De ce point de vue, l’avenir est incertain…

Plus de 200 galeries ont répondu...

Cette étude présente les résultats d’une enquête par voie postale auprès des 413 galeries d’art contemporain parisiennes et d’une enquête sur la base d’interviews auprès d’un échantillon de galeries françaises et étrangères (18 galeries parisiennes, 10 galeries de province et 18 galeries étrangères, dont cinq suisses, six allemandes, cinq new-yorkaises, et deux britanniques). Près de 60 % des galeries, constituant un échantillon représentatif de la population des galeries parisiennes, ont répondu au questionnaire écrit. Les entretiens ont été complétés par des rencontres avec un certain nombre d’experts et acteurs du marché en France et à l’étranger.

Disparitions et créations
Sur 146 galeries recensées dans le guide Art Diary en 1988, 45 seulement y figuraient encore en 1999, soit un taux de disparition de près de 70 %. À l’inverse, sur les 145 galeries présentes dans le guide de 1999, 39 y étaient recensées en 1988, soit un peu plus d’un quart. De la même façon, sur les 121 galeries mentionnées en 1990 sur les programmes d’expositions, recensées par l’association des galeries (Paris Rive gauche et Paris Beaubourg) il n’en reste plus que 65 en 1994, soit 54 %, et 43 en 1999, soit 35 %. Inversement, sur les 107 galeries recensées en 1999, seulement 38 étaient déjà recensées en 1990, soit 35 %, et 64 en 1994, soit 60 %.

Chiffre d’affaires et emploi
Le chiffre d’affaires moyen des galeries ayant répondu à l’enquête est de 2,8 millions de francs ; mais plus de la moitié d’entre elles réalisent un chiffre d’affaires inférieur à un million de francs. À cela correspond un faible volume d’emploi : la moitié des galeries n’ont aucun salarié ; 17 % seulement emploient plus de deux salariés à temps plein. Dans 20 % des cas le directeur exerce une activité parallèle pour subsister.

Premier et second marchés
En moyenne, les galeries ont déclaré avoir réalisé 78 % de leurs ventes sur le premier marché. Celles qui interviennent sur le second marché sont plus anciennes : 26 % des galeries créées avant 1980 interviennent sur ce marché contre 8,4 % pour celles créées après 1990.

Rentabilité
Sur l’ensemble des galeries existant en 1989 et toujours présentes aujourd’hui, environ 80 % étaient excédentaires en début de période, mais ce pourcentage tombe à 30 % au plus fort de la crise en 1995. La reprise a permis aux deux tiers des galeries de redevenir excédentaires en 1998.

Production
Plus de la moitié des galeries financent directement la production des œuvres.

Exportations
87 % des galeries d’art contemporain exportent. Les galeries réalisent 36 % de leur chiffre d’affaires à l’exportation, et 36 % d’entre elles dépassent même les 50 %. La performance à l’exportation est corrélée à la taille : un tiers des toutes petites galeries ne vendent qu’en France, tandis que les deux tiers des grosses galeries (dont le chiffre d’affaires est supérieur à 3 millions de francs) assurent plus de la moitié de leurs débouchés à l’étranger.

Collectionneurs privés et achats publics Les galeries réalisent les trois quarts de leur chiffre d’affaires auprès de collectionneurs privés qui constituent même le débouché exclusif de plus du quart d’entre elles. En moyenne, les cinq plus gros collectionneurs assurent le tiers du chiffre d’affaires de l’ensemble des galeries. Mais pour un tiers des galeries, les cinq plus gros collectionneurs assurent plus de 50 % du chiffre d’affaires. Les achats publics représentent environ 10 % des achats, sauf pour une minorité de galeries (6 %) pour lesquelles ils constituent le débouché principal. La demande des entreprises est très faible (5 % des débouchés totaux) : plus de 60 % des galeries ne vendent rien aux entreprises. Enfin, le commerce entre galeries constitue une part faible du marché, équivalente à la part de l’État.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°113 du 20 octobre 2000, avec le titre suivant : Des galeries françaises d’art contemporain fragiles

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