Les confessions d’un tourmenté

Depardon en deux livres et une exposition

Le Journal des Arts

Le 3 novembre 2000 - 1060 mots

Dans le cadre du Mois de la Photo, la Maison européenne de la photographie consacre une manifestation-hommage à Raymond Depardon, photographe discret, écrivain introverti, cinéaste rigoureux, reporter intimiste : une exposition centrée sur ses nombreux livres, et des photographies récentes. Où l’on pourra errer dans les incertitudes, les hésitations et les remords d’un photographe tourmenté, qui préfère raconter sa douleur plutôt que de la montrer.

Bien des photographies de Raymond Depardon semblent augurer un naturel paisible et serein, que ne démentiront pas certains de ses films. Pourtant, on le savait angoissé, inquiet, à travers son reportage chez les aliénés de l’hôpital San Clemente de Venise, et plus encore par la vidéo Contacts qui raconte cette expérience rude et déterminante ; plus récemment, Afriques, comment ça va avec la douleur ? (1996) exhibait un “mal de filmer” qui ne serait qu’une des manifestations d’un mal de vivre, ou mal d’être.

La bonne vingtaine de livres de photographies publiés par Depardon depuis Tchad (1977) et Notes (1979) permettront de se faire une idée de la complexité du personnage, ne serait-ce qu’à travers les titres et les lieux qui sont autant d’ambiances de solitude et de désolation : Correspondance new-yorkaise (1981), Le Désert américain (1983), San Clemente (1984), Hivers (1987), La Porte des larmes (1996), La Solitude heureuse du voyageur (1998), Silence rompu (1998). La Ferme du Garet, consacré en 1995 à la ferme de ses parents près de Villefranche-sur-Saône est un retour aux sources, sans joie, pour mieux se remettre en orbite de l’errance. Car le petit paysan qui quitta la ferme le cœur gros, afin de s’inventer, par le labeur, une des plus éclatantes carrières de photojournaliste (membre de Magnum depuis 1979), n’est pas le globe-trotter baroudeur que l’on associe habituellement à la profession.

Devenu indépendant avec la création de l’agence Gamma cofondée avec Gilles Caron en 1966, Raymond Depardon n’a cessé d’interroger sa vocation de photographe à travers ce qu’il fait et les retombées qu’il peut induire ou susciter, et de s’interroger lui-même sur celui qu’il est, quand il photographie et quand il rentre chez lui. Car le métier est fait de ces alternances d’intense excitation cérébrale et émotionnelle (la sérénité n’est qu’apparente) et des moments de mise en doute, de révision, de mise en forme de l’acquis photographique et humain de chaque expérience. Celui qui fit de nombreux voyages au Tibesti, en particulier pour l’affaire Claustre dont il fut le principal “protagoniste”, explique que le désert est partout devant soi, surtout si on le porte dans sa tête. Errance est le titre du livre qui sera publié au Seuil : un long texte d’introspection et de réflexion sur la pratique, sur la situation du photographe au milieu des foules, des guerres, ou plus souvent des déserts, réels ou métaphoriques, c’est-à-dire au milieu de l’incompréhension et de l’interrogation permanente.

C’est, en soi, un objet singulier : un texte très long, qui n’est pas vraiment écrit puisqu’il résulte d’entretiens (la confession lente que l’on sent à voix rompue), et quelque 75 photographies, toutes verticales (format du négatif : 6 x 9 cm) et très vides, où rien ne retient le regard, fuyant dans le désert. Pour un photographe qui ne s’était pas particulièrement signalé par ce format et ce cadrage, le coup est significatif, il résulte d’un choix “esthétique” qui ne peut qu’être pensé par rapport à une énonciation, celle-là même qui constitue le texte. Très peu de gens, pas de rencontres, pas de regards dans ces photographies, donc pas de sollicitude pour autrui ; elles montrent, droit devant, des lignes de fuite, d’errance, de rebondissement sans fin ou de perdition. Rien qui ait quelque grâce ou qui donne envie de rester. Mieux vaut partir, pour retrouver plus loin la même chose ou pire, en moins peuplé ou plus râpeux.

Ce qui frappe surtout, c’est le peu d’appartenance de ces photographies à un travail de photographe, mais au contraire, leur relation avec le film dont elles seraient de petits fragments, “images arrêtées d’un film imaginaire qui aurait pu se faire”. Des stations de chemin de croix qui font opposition à ce défilement horizontal naturel du regard (et de la caméra, comme dans Afriques), qui serait, malgré tout, si on le laissait aller, prise de possession de la totalité, immersion, partage – trop, sans doute, pour le solitaire dans “la quête du lieu acceptable”.

Mais, heureusement pour le lecteur, l’analyse porte aussi (et surtout) sur la fonction du photographe, sur sa place sociale, sur ses pouvoirs, ses ambitions, ses échecs, ses illusions. Un photographe célèbre qui fait état de “la sensation désagréable d’avoir raté une photographie”, qui lui empoisonnerait momentanément la vie, est forcément plus intéressant qu’un autre.

La singularité des projets actuels de Depardon (ses photographies récentes et l’exposition de ses livres) tourne non seulement autour de la quête de l’image de soi, ou de son vide intérieur, inlassablement traqué chez autrui ou dans les paysages du bout du monde (“on cherche toujours comment exister”). Elle se fonde aussi sur un rapport unique au verbe, ou sur une double alternative pour sonder les blessures du passé : “j’ai un problème avec le présent. Je pense beaucoup au passé”. Depardon exploite ses deux moyens de pensée, les images et le récit (images d’errance et récits de menus riens). Ses livres et ses films (Faits divers) sont faits de cet échange de procédure.

Notes, relation de la difficulté à vivre l’actualité dans le Beyrouth de la guerre civile en 1978 ; Correspondance new-yorkaise (1981), une image chaque jour pendant un mois pour Libération, accompagnée d’une sorte de télégramme distancié ; Les Fiancées de Saigon (1986), journal de bord de l’obsession du voyage amoureux ; Tchad (1978), récit d’une approche des combattants rebelles ; En Afrique (1996), “voyage subjectif, forcément, à travers mes envies, mais aussi mes peurs”. Il ne sera pas trop, cette fois, de deux livres (Errance et Détours, catalogue de l’exposition de la MEP, avec une introduction de Jacques Rancière) pour démêler un tel écheveau de nœuds qui ne veulent surtout pas être défaits.

- DÉTOURS, du 15 novembre au 4 février, Maison européenne de la photographie, 5-7 rue de Fourcy, 75004 Paris, tél. 01 44 78 75 00, tlj sauf lundi et mardi, 11h-20h.
- Errance, Seuil, 160 p., 149 F. ISBN 2.02.038687.9
- Détours, Paris Audiovisuel/MEP, 336 p., 195 F.
Rétrospective des films de Raymond Depardon à la MEP.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°114 du 3 novembre 2000, avec le titre suivant : Les confessions d’un tourmenté

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