Au Salon, le public est roi

Thomas Crow décrit l’irruption d’un nouvel acteur sur la scène artistique

Le Journal des Arts

Le 3 novembre 2000 - 740 mots

Avec La Peinture et son public à Paris au XVIIIe siècle, enfin traduit en français, Thomas Crow livre un ouvrage essentiel pour la compréhension d’une mutation majeure dans l’histoire de l’art, l’apparition du public. Aussi à l’aise dans le champ pictural que dans l’analyse du fait social, l’auteur démontre comment l’« assistance » du Salon se transforme en « public », « c’est-à-dire en entité cohérente, habilitée à légitimer l’exercice de l’art ainsi qu’à déterminer la valeur relative de sa production ». Et comment, d’esthétiques, les enjeux du discours sur l’art deviennent politiques.

Si Watteau fut le “premier grand artiste à avoir subi l’influence profonde, décisive même, de l’espace public”, il n’a pas connu, contrairement à Greuze ou David, la fièvre des Salons et la violence des pamphlets. “Première exposition régulière, gratuite et ouverte à tous, d’art contemporain en Europe”, le Salon, restauré définitivement en 1737, devient au cours du XVIIIe siècle le lieu d’affrontements qui dépassent les simples enjeux esthétiques. Les Réflexions sur quelques causes de l’état présent de la peinture en France…, publiées par La Font de Saint-Yenne en 1747, marquent incontestablement une rupture. Si, avant cette date, les académiciens avaient été critiqués par la presse, on conserve peu de textes et guère de traces d’une quelconque protestation en retour. Le contraste avec la période suivante inaugurée par le pamphlet de La Font peut s’expliquer par “le déclenchement, à la même époque, d’une crise politique qui contribua à charger des termes clés tels que ‘public’, ‘vertu’ et ‘noblesse’ de connotations partisanes”. L’exigence de renouvellement d’une peinture d’histoire en déclin fait écho à la nécessité d’une réforme politique, et les liens unissant les critiques aux différents partis, mis au jour par l’auteur viennent à l’appui de sa thèse. Toutefois, “le rôle du public ne s’affirma que dans la mesure où les besoins de l’une ou l’autre faction au pouvoir la contraignaient à faire appel à lui pour renforcer son jeu”.

De la critique de la peinture d’histoire telle que la pratiquaient les Carle Van Loo et consorts, les pamphlétaires en viennent, dans les années 1770-1780, à contester l’existence même de l’Académie, une attitude encouragée par ceux que l’auteur qualifie avec justesse d’“envahisseur-surprise” : voir Greuze, puis David, en appeler au public contre l’institution constitue pour le moins un fait nouveau. De plus, l’échec des grandes commandes royales, rares au demeurant, mettait les tenants de la tradition académique dans une position de faiblesse ; que l’on songe au refus par le roi des tableaux peints pour le château de Choisy (1765) ou encore l’accueil réservé fait à l’imagerie nationale “pseudo-médiévale” des toiles destinées à la chapelle de l’École militaire en 1773.

Une critique acerbe
La crise d’autorité arrive à ce point que “ni l’État ni les artistes en tant que corps n’avaient plus le pouvoir de définir les critères qui permettent à la peinture de remporter les suffrages de l’assistance et de répondre à ses attentes. L’exposition allait rester le terrain sur lequel on s’affronterait pour imposer telle ou telle définition”. Les critiques, à l’instar d’un Carmontelle, allaient se charger d’indiquer la direction, n’hésitant pas à tourner en ridicule des artistes pourtant éminents et biens en cour, comme Vien, raillé pour sa passion de L’Iliade (“La belle Hélène qui a tant posé, n’est-il pas l’heure enfin qu’elle se repose ?”). Surtout, ils soulignent les paradoxes de la doctrine académique : “Comment faire coïncider une conception universaliste de l’art avec un système social hiérarchisé ?”

Pour les critiques des années 1780, qui étaient souvent, tels Gorsas ou Marat, de redoutables agitateurs politiques, la peinture “devient l’instrument désigné pour ouvrir les yeux à un peuple abusé par le vice et la corruption, travestis sous des dehors séducteurs”. David et sa génération en seront les hérauts, réussissant là où Greuze avait échoué en refusant, après l’échec de son Caracalla, d’exposer au Salon.

Défenseur d’une histoire sociale de l’art, Thomas Crow n’en livre pas moins une lecture fine et pertinente des œuvres elles-mêmes, démontrant, tout au long de cet ouvrage magistral, qu’“on ne peut faire de distinction entre l’enquête socio-historique et les connaissances précieuses auxquelles l’histoire de l’art est traditionnellement associée. Ceux qui tentent d’établir pareille distinction cherchent invariablement des excuses à leur paresse et à leur manque de curiosité pour les fabuleux objets dont la communauté savante est le dépositaire.”

- Thomas Crow, La Peinture et son public à Paris au XVIIIe siècle, éd. Macula, 335 p., 125 ill. n&b, 250 F. ISBN 2-86589-030-9.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°114 du 3 novembre 2000, avec le titre suivant : Au Salon, le public est roi

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