Les trésors d’une foire

Par Armelle Malvoisin · Le Journal des Arts

Le 27 février 2008 - 2272 mots

Morceaux choisis parmi les plus beaux objets présentés sur les stands de Tefaf
- Un survol de trois mille ans d’histoire de l’art, de l’Égypte ancienne à la peinture contemporaine.

La foire de Maastricht illustre plus de trois mille ans d’histoire de l’art, de la haute Antiquité à l’art actuel, à travers une trentaine de spécialités différentes. Ce sont jusqu’à 35 000 objets qui sont exposés sur une superficie représentant l’équivalent de quatre terrains de football, soit 28 000 mètres carrés. La fourchette des prix s’étend de 1 000 euros à plusieurs millions d’euros. Les chefs-d’œuvre et objets d’exception ne sont pas rares. En voici une petite sélection.

Oushabti, faïence à glaçure bleu cobalt brillante, art égyptien, vers 1100 av. J.-C., XXe dynastie. Hauteur : 16 cm. Inscriptions hiéroglyphiques bleu foncé désignant le prince Ramsès-Mentouherkhepshef, fils du pharaon. Provenance : ancienne collection privée européenne (acquis avant 1983). Galerie Charles Ede, Londres. Prix : 20 000 euros

Pièce rarissime placée dans les tombes des anciens Égyptiens, cet oushabti était destiné à Ramsès-Mentouherkhepshef, fils du pharaon Ramsès IX (1126-1108 av. J.-C.), comme le mentionne l’inscription. La tombe du prince fut découverte dans la Vallée des Rois par Giovanni Battista Belzoni en 1817. Les murs étaient recouverts de scènes finement peintes représentant le prince en adoration, faisant des offrandes à plusieurs divinités du panthéon égyptien. Lors de sa découverte, la tombe était encombrée de sépultures plus tardives, sans contenir aucune trace de celle du prince. Des fouilles plus approfondies en 1905-1906 révélèrent quelques fragments de tombeau qui pouvaient appartenir au prince, parmi lesquels quatre oushabtis en bois recouvert de résine et des morceaux de deux autres oushabtis en faïence, avec des inscriptions malheureusement illisibles. Mis à part celui-ci, seuls trois oushabtis intacts du prince sont connus. Ils sont respectivement conservés au Musée du Caire, au Musée national du Tatarstan à Kazan (Russie), et dans une collection privée européenne.

Den rechten Weg auß zu fahren von Lißbona gen Kallakuth von Meyl zu Meyl,Vasco de Gama, quatre feuilles, enrichies de gravures dont une carte montrant l’Europe et l’Afrique. Marque « P » avec trèfle. Johann Weißenburger, Nuremberg, 1505/1506. Librairie Jörn Günther, Hambourg. Prix : 560 000 euros
La découverte d’une route maritime vers l’Inde, généralement attribuée à Vasco de Gama en 1499, est depuis longtemps considérée comme un jalon dans l’histoire des grandes explorations. Le plus ancien document, publié en Allemagne vers 1500, détaillant la trajectoire suivie par l’explorateur depuis le Portugal, par contournement de l’Afrique, est toujours aux mains d’un particulier. Il fait partie des chefs-d’œuvre proposés à Maastricht. Cette première édition contenant les instructions imprimées indiquant la route de l’Inde par voie maritime est l’un des quatre exemplaires connus publiés par Johann Weißenburger. La perspective de cette nouvelle route vers l’Inde a consolidé l’hégémonie ibérique, et, avec le soutien des financiers allemands, a déplacé le centre de gravité de l’économie européenne. L’alliance des banquiers allemands et de la puissance des Habsbourg en une seule génération, durant le règne de Charles Quint, voit en effet la création d’un empire politique et économique. Cette brochure contient des informations précises d’exception ainsi qu’une carte. S’il ne s’agit évidemment pas de l’un de ces écrits canoniques annonçant les découvertes de l’époque, elle apparaît comme un prospectus adressé à des investisseurs.

Buste de femme (Faustine la Jeune ou Crispine), marbre, art romain, vers 160 apr. J.-C., hauteur : 78 cm (socle inclus). Galerie Rupert Wace Ancient Art (Londres). Prix : 225 000 euros
Cet important marbre représentant le buste d’une femme, découvert au début des années 1880 pendant les travaux d’extension de la voie Appienne, apparaîtra sans doute comme l’un des trésors de l’ancienne Rome. Il n’a pas encore été tranché s’il représente Faustine la Jeune (125-175 apr. J.-C.), femme de l’empereur Marc-Aurèle, ou bien Crispine (164-193 apr. J.-C.), épouse de l’empereur Commode. Si les deux femmes possédaient des traits similaires, leurs caractères étaient en revanche opposés. Faustine représentait un modèle de vertu. Elle était adorée par le peuple de Rome et vénérée par l’armée, jusqu’après sa mort. Elle épousa Marc-Aurèle en 145 et lui donna douze enfants ; la naissance de chacun d’entre eux fut célébrée par l’édition d’une pièce de monnaie définissant de nouveaux types de portrait en sculpture. La vaniteuse et séditieuse Crispine fut exilée sur l’île de Capri durant le règne tumultueux de son époux. « Ce buste vient d’une collection privée de Montevideo (Uruguay). Il avait été acquis vers 1880-1885, au moment de sa découverte, par Federico Soneira, collectionneur vivant alors à Florence (Italie), qui l’emporta ensuite avec lui en Uruguay. Cette sculpture retourne aujourd’hui en Europe, et pour la première fois sur le marché, après cent vingt-cinq ans de séjour en Amérique du Sud ! », se réjouit Rupert Wace.

Assiette en faïence, à décor de chinoiserie polychromé et doré, Delft (Hollande), vers 1680-1685. Marque « IW » en bleu pour « Jacob Wemmersz ». Hoppesteyn, atelier Het Moriaenshooft. Diamètre : 39 cm. Provenance : ancienne collection Schloss, Spielberg (Autriche). Galerie Aronson Antiquairs, Amsterdam. Prix : 395 000 euros
Cette précieuse chinoiserie datant de l’âge d’or de la faïence hollandaise est à découvrir sur le stand de Robert Aronson, 5e d’une dynastie d’antiquaires spécialisés dans la céramique hollandaise. Le plat décoré d’une scène peinte avec un grand raffinement, polychromée et dorée, représente un dignitaire chinois vêtu d’une robe bleu, or et rouge, assis sur un trône vert et gris, et donnant une audience à deux guerriers. Il s’agit d’un très bel exemple de l’œuvre des artisans de l’atelier Het Moriaenshooft réputé pour ses faïences de grande qualité à l’aspect de porcelaine, produites de 1659 à 1692 sous la direction de la famille Hoppesteyn. « Cet atelier est l’un des premiers à réaliser à la fin du XVIIe siècle des décors polychromes, [ce qui représente] un véritable tour de force technique pour l’époque. Les pièces sortant de cet atelier étaient réservées aux maisons royales européennes ou à l’élite de la noblesse, précise l’antiquaire. Seule une quarantaine de pièces marquées “IW” est référencée. Bien que la plupart soient à décor polychrome de personnages orientaux, seules une paire de vases balustres conservée au Musée de la Chartreuse à Douai [Nord] et une jarre appartenant à la collection des Musées royaux d’art et d’histoire à Bruxelles, marquées “IW”, ont un décor similaire à cette assiette. »

Meuble à couture, ivoire, ébène, acajou, acier et fixé sous verre, attribué à Heinrich Gambs et Jonathan Ott, vers 1800, Saint-Pétersbourg, 74 x 48 x 39 cm. Galerie Kugel, Paris. Prix : n. c.
Ce précieux meuble à couture est composé de deux coffrets étagés, en ivoire pour l’un et en ébène pour l’autre, ornés sur les côtés de six panneaux en verre églomisé décoré. L’ensemble, soutenu aux angles par quatre figures ailées en bronze doré reposant sur des boules et des socles en ivoire et ébène, s’appuie sur deux contre-socles à pattes de lion en bronze doré. Il est attribué à l’ébéniste allemand Heinrich Gambs, installé à Saint-Pétersbourg et dont la renommée dépassa rapidement les frontières russes. Ce succès, il le doit non seulement à son immense talent, mais aussi à l’arrivée de sa compatriote la princesse de Württemberg, la future « Grande Catherine ». D’après les recherches effectuées par la galerie, cette extraordinaire création, de forme unique et dont le fonctionnement n’est pas très clair, « est très proche des réalisations les plus luxueuses du mobilier russe issues de la collaboration de Heinrich Gambs avec Jonathan Ott et conservées au palais de Pavlovsk, construit pour Catherine II entre 1782 et 1786 et situé au sud de Saint-Pétersbourg. On retrouve l’utilisation du verre églomisé et les balustres en ivoire sur la table livrée par Gambs en 1793 ainsi que sur le grand bureau à huit pieds livré par les deux ébénistes en 1800. On citera également la table ornée de plaques de verres et soulignée de filets d’ivoire attribuée au même atelier ».

Bonbonnière, or et émaux guillochés, Fabergé, Saint-Pétersbourg, 1899-1903, hauteur : 5,8 cm. Signé en cyrillique des initiales de Michael Perchin, chef d’atelier. Provenance : famille princière européenne. Galerie Wartski, Londres. Prix : autour de 2,5 millions d’euros
Adjugée 2,28 millions de dollars (1,5 million d’euros), cette bonbonnière, petit bijou des ateliers Fabergé, en forme de fauteuil français de style  Empire en gondole, était l’un des lots phares de la vente d’art russe du 16 avril 2007 chez Sotheby’s à New York. L’émail rouge translucide recouvre une base en or gravé imitant le grain de l’acajou. Le dossier de l’assise est ouvragé d’une rangée de lyres en or ajourées. L’assise, émaillée vert translucide imitant l’aspect de la soie, cache un tiroir. Ce type de meubles miniatures, en or et émail, est extrêmement rare. Parmi les autres exemples connus, une table miniature de style Louis XVI et un bureau miniature de style Louis XV sont conservés dans les collections de la reine Elizabeth d’Angleterre tandis qu’un bidet miniature se trouve au Musée de Cleveland (Ohio, États-Unis). Le dessin de ce siège revient à Leo von Klenze (1784-1864), un architecte bavarois formé à Berlin et Paris. En 1839, le tsar Nicolas Ier lui commande la construction du Musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg, lui confiant également son ameublement. On connaît par ailleurs un siège miniature en or et émaux, de style Empire, comparable à celui-ci, dessiné par von Klenze, provenant de l’ancienne collection Forbes.

Cirque au cheval rouge, Marc Chagall, 1968, huile sur toile signée en bas à gauche et au dos, 53 x 46 cm. Provenance : Galerie Maeght, Paris, et collection Hilde Gerst (1996-2006). Certificat d’authenticité du comité Chagall. Galerie Thomas, Munich (Allemagne). Prix : plus d’un million d’euros
Après avoir réalisé une centaine de gouaches illustrant Les Fables de La Fontaine pour Ambroise Vollard en 1927, Marc Chagall se lance, sur une suggestion du marchand parisien, dans une série sur le thème du cirque. Vollard met alors à la disposition du peintre sa loge au Cirque d’hiver où l’artiste passe des heures à dessiner. La richesse du sujet et son atmosphère enjouée font du cirque l’un de ses thèmes préférés, qui devient récurrent tout au long de sa carrière. Ce tableau, exécuté quelque quarante années après ses premières peintures sur le sujet, combine le cirque à un autre motif favori de Chagall : l’Amour, incarné par le couple d’amoureux situé au premier plan. La cavalière, déjà représentée dans beaucoup d’œuvres antérieures, est descendue à terre. Son cheval rouge apparaît en arrière-plan tandis qu’elle s’est transformée en mariée, enlacée par le clown. « Chagall a également inclus dans cette œuvre d’autres éléments issus de son langage personnel symbolique, précise la galerie. Ainsi le cheval incarne la Liberté et le joueur de violon fait référence à Vitebsk (Biélorussie), ville natale du peintre, où jouer du violon est une coutume à chaque étape de la vie d’une personne (naissance, mariage et enterrement). »

Bureau en chêne noirci à plateau en métal inoxydable, Charlotte Perriand et Pierre Jeanneret, vers 1946-1950. Hauteur : 71 cm, longueur : 206 cm, largeur : 70 cm. Provenance : collection privée, France. Galerie Downtown-François Laffanour, Paris. Prix : n. c.
Pièce unique, ce bureau fait partie du mobilier conçu par Charlotte Perriand et Pierre Jeanneret entre 1946 et 1950 pour l’aménagement de l’hôtel particulier à Neuilly d’un chercheur en physique nucléaire. Il est original, tant par sa forme, sa couleur, que ses matériaux. Comme l’ensemble du mobilier de cette commande spéciale, il est teinté noir ; il n’existe pas d’autre exemple de ce type dans l’œuvre de Perriand et Jeanneret. Autre nouveauté qui inscrit ce meuble d’architecte dans la plus grande modernité, l’utilisation d’une plaque d’inox. « Sa forme libre, ronde au niveau du piétement, rompt avec la tradition cubiste, souligne le galeriste François Laffanour. Les pieds oblongs rappellent la forme des piliers en béton armé soutenant le pavillon de la Suisse à la Cité internationale universitaire à Paris, dessiné par Le Corbusier en collaboration avec Jeanneret, et construit de 1931 à 1933. Ce type de piétement a été utilisé pour une série de meubles par Perriand et Jeanneret dans les années 1940, mais jamais avec cette épaisseur qui donne à ce bureau moderniste une telle puissance. »

Ria, portrait nu, Lucian Freud, huile sur toile, 2006-2007, 86 x 162 cm. Galerie Acquavella (New York). Prix : 15 millions de dollars (10,2 millions d’euros)
En 2006, Ria Kirby, assistante de conservation au Victoria & Albert Museum, à Londres, a accepté de poser pour le peintre Lucian Freud (85 ans), célèbre pour ses portraits et ses nus, fruits d’un long processus pictural. L’œuvre commencée en avril 2006 a été en gestation pendant seize mois, à raison de cinq heures de pose d’affilée sept nuits par semaine pour Ria (à cause du travail de jour de la jeune femme). Soit plus de 2 400 heures de collaboration entre le peintre et son modèle, à la lumière artificielle. La jeune femme s’est montrée aimable et ponctuelle, deux qualités essentielles à un modèle idéal au regard de l’artiste. La présence constante de Ria était indispensable au peintre, y compris lorsqu’il peignait un élément du tableau extérieur au sujet lui-même, comme le lit, le radiateur ou un espace vide de la toile. Question d’atmosphère. Par le passé, lorsqu’un modèle moins assidu semblait se lasser de son rôle, Freud interrompait définitivement sa peinture.
Après avoir dessiné une esquisse sur la toile, le peintre a commencé, comme il le fait souvent, par la tête du modèle avant de s’occuper du reste de la composition, pour revenir enfin au visage. Une fois achevé, le tableau a été exposé à la Tate Modern à Londres, puis au Musée d’art moderne Louisiana à Humlebaeck (Danemark). Sans doute finira-t-il chez un riche collectionneur privé via Tefaf Maastricht...

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°276 du 29 février 2008, avec le titre suivant : Les trésors d’une foire

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