Art moderne - Histoire de l'art

Les avatars de l’Ecole de Paris

Une exposition repense ses singularités

Par Laurent Boudier · Le Journal des Arts

Le 17 novembre 2000 - 1934 mots

C’est en 1925 que le critique André Warnod donne un nom à la présence d’artistes étrangers, espagnols, slaves, japonais ou américains, venus à Paris au début du siècle : l’École de Paris. Au-delà, d’une certaine nostalgie et d’une bohème citadine, cette « École » marquera la première moitié du siècle en posant les prémices de l’Art abstrait, du Cubisme, ou du Futurisme. En choisissant de n’exposer que les œuvres de ces créateurs étrangers – et excluant de fait Braque, ou Matisse –, l’exposition du Musée d’art moderne de la Ville de Paris souhaite révéler les singularités et les apports d’une école qui ne fut même pas un mouvement esthétique, et dont la définition révèle encore bien des troubles entre ouverture et exclusion d’une société française à l’aube du modernisme.

Qu’appelle-t-on l’École de Paris ? La réunion d’artistes maudits autour de la figure tutélaire de Modigliani ? Une certaine époque d’avant-guerre, celle des ateliers de la Ruche, des cafés de Montparnasse et du Paris typique de Montmartre, fauché et génial, qui fit résonner l’accent russe d’un Chagall et la langue rocailleuse d’un Picasso, à l’orée des pogroms et du temps de l’exil ? Ou bien, serait-ce une manière de peindre, selon la palette épaisse et grasse d’un Soutine ? Chacun affiche, si l’on peut dire, sa version.

Les mouvements modernes font l’objet de définitions variées, qu’ils s’agissent de l’Impressionnisme, du Fauvisme ou du Cubisme. Or, l’École de Paris échappe largement aux précisions pointilleuses, escarmouches de frontières sur la chronologie et les enchaînements de ces avant-gardes, tant l’appellation a perdu sa valeur d’historicité pour entrer dans le langage commun. Notion floue pour qualifier en premier lieu non pas un art commun, avec ses règles et ses ambitions esthétiques, mais plutôt un groupe d’artistes fixés à Paris dans les faubourgs bohèmes de Montmartre et de Montparnasse, avant la Première Guerre mondiale. Le nom est employé pour la première fois par le critique André Warnod, journaliste au Figaro, romancier, et auteur d’un grand nombre d’ouvrages sur le vieux Montmartre et la peinture française. Dans un premier article, “L’État et l’art vivant”, paru en janvier 1925 dans la revue Comœdia, Warnod évoque “l’École de Paris” pour défendre les artistes du Salon des Indépendants, du Salon d’automne et celui des Tuileries afin qu’ils figurent à l’Exposition internationale des arts décoratifs. L’article milite pour qu’une jeune garde française puisse se faire une place. Rien de plus. Cependant, fin  janvier 1925, André Warnod publie un nouveau texte dans Comœdia, “L’École de Paris existe”, dans lequel, après un long tableau générique sur les maîtres français de Cézanne à Bourdelle, il est fait mention de ces artistes qui “mènent le combat”, tels Segonzac, Dufy, Utrillo, Braque, Metzinger, Laboureur ou Gromaire. Un court chapitre clôt enfin l’article par ces mots : “Mais à côté de ces artistes français apparaissent des étrangers qui se sont formés en France [...], qui ne font que passer et que des raisons affectives retiennent chez nous, Picasso, Pascin, Foujita, Chagall, Van Dongen, Modigliani, Galanis, Marcoussis, Juan Gris, Kisling, Lipchitz, Zadkine, etc.”

Paris, centre névralgique des avant-gardes
L’allusion géographique faisant de Paris la capitale des arts, et surtout, le centre rayonnant d’une communauté internationale, où se côtoient à partir de 1904 le Japonais Foujita, le Bulgare Pascin, l’Italien Modigliani, le Russe Chagall, le Polonais Kisling ou l’Espagnol Picasso, fait étrangement place, au lendemain de la Libération, à une seconde “École de Paris” ; soutenue cette fois-ci par Pierre Francastel et Charles Estienne, elle évoque alors les peintres non-figuratifs, tels Bazaine, Estève, Lapicque, Manessier ou Pignon. L’allusion est double : réaffirmer la place de Paris comme centre névralgique des avant-gardes et ancrer le mouvement dans la tradition française du début du siècle. Dans son livre, Nouveau dessin, nouvelle peinture, “l’École de Paris”, l’historienne d’art Laurence Bertrand Dorléac constate : “Pierre Francastel réinvente, à rebours, une École de Paris authentiquement française sans faire allusion à la participation d’artistes étrangers pour exalter ces jeunes artistes ‘de tradition française’ qu’il avait découverts en France sous l’Occupation. En affublant le vieux concept d’un patriotisme fringant, il alimente le moulin des adversaires d’une France prétentieuse et trop sage à la fois, au moment où commence une lutte acharnée avec New York...”

L’historique et les avatars de ces “Écoles de Paris” montrent à quel point la définition est malaisée. Elle l’est d’autant plus que, désignée en 1925, l’École de Paris avait pris corps au fur et à mesure des arrivées et des installations des artistes étrangers quelque vingt ans auparavant. Et l’on peut difficilement trouver un dénominateur commun aux œuvres de Soutine, Chagall ou Modigliani. La définition même d’école, donnée par le dictionnaire, fait preuve : “Groupe ou suite de personnes, d’écrivains, d’artistes qui se réclament d’un même maître ou professant les mêmes doctrines.” Or, avec cette École de Paris, on est bien loin d’un mouvement de pensées et d’expressions qui aurait fédéré, comme pendant la Renaissance, une action progressive de l’art mené par un groupe concerté. Véritable “tour de Babel” de la peinture, l’École de Paris est une auberge espagnole : on y croise le pré-cubiste Alexander Archipenko, le sculpteur roumain Constantin Brancusi qui élimine socle et détails dans ses sculptures, le Russe Chagall, lequel fait œuvre de nostalgie et de modernisme, mêlant la petite synagogue de son village et la tour Eiffel ; et puis aussi Foujita, le Japonais, qui passe d’un croquis de lupanar à Montparnasse aux nus aux chats, les Espagnols Gargallo et Picasso – ce dernier, en pleine période des Arlequins, s’en ira fonder avec Braque, loin de Paris, une langue cubiste autour des natures mortes –, les Italiens Amedeo Modigliani aux nus troublants et Giorgio De Chirico qui donne à voir dans une toile de 1914 une “Angoisse du départ” ; sans oublier les nombreux photographes : Brassaï, André Kertész, Germaine Krull, Eli Lotar, Man Ray ou Paul Outerbridge qui offrent dans leurs clichés le visage charbonneux d’un Paris nocturne ou les bonheurs modernistes de déambulations architecturales.

 Le foyer de l’École de Paris passe non seulement par la présence des artistes étrangers mais aussi par celle des poètes (Guillaume Apollinaire né à Rome en 1880 d’une mère polonaise et d’un père italien, Blaise Cendrars né en Suisse en 1887, et Max Jacob, né à Quimper, écartelé entre un catholicisme d’assimilation et ses origines juives), des marchands (l’Allemand Daniel-Henry Kahnweiler, le Polonais Zborowski) et des collectionneurs (les Américains Leo et Gertrude Stein, Barnes ou le Russe Chtchoukine). Primitivisme, Cubisme, Futurisme, Abstraction, par-delà la fascination pour l’exotisme parisien imprimé par ses quartiers populaires, ses dancings, ses cafés ou ses bordels, les œuvres produites par ces artistes et vendues par les marchands esquissent à la fois un métissage des cultures et imposent une rupture.

Ces mouvements, occurrents de la présence des artistes étrangers à Paris et de l’élaboration des courants modernistes, fondent le parti pris de Jean-Louis Andral, commissaire de l’exposition au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. L’École de Paris y est analysée comme un mouvement qui, paradoxalement, n’en est pas un, et qui exalte la liberté et l’incandescence qu’offre une ville : Paris. L’exposition prend pour date initiale, l’année 1904, époque à laquelle Picasso, après des allers et retours entre la France et l’Espagne, décide de se fixer à Paris et trouve un atelier à Montmartre, au Bateau-Lavoir, où se rencontrent des poètes et des artistes. Van Dongen y loge déjà et Guillaume Apollinaire fréquentera l’endroit. L’évocation de l’École de Paris passe par les lieux (le Bateau-Lavoir, la Ruche), les thèmes (les nus, les quartiers de Paris, les portraits croisés d’un artiste à un autre, d’un artiste à un poète), les émigrations (exclusions politiques, attraits culturels), le caractère métissé des œuvres – de la mythologie vue par Brancusi aux réminiscences d’une culture juive de Soutine –, avant de clore l’aventure en 1929, date qui sonne le glas d’une communauté cosmopolite dans une Europe à l’orée de la guerre. Mais si la stature de Picasso sert ainsi de socle à l’interprétation de l’École de Paris, l’artiste n’en est pas le maître à penser. Au mieux, il en est le ferment. Car, au risque de perturber quelques critiques et ayant droits d’artistes français qui ont participé naguère à l’aventure de l’École de Paris – tels André Lhote, Georges Braque, Maurice Loutreuil, Maurice Utrillo –, l’exposition ne présente que les œuvres des artistes étrangers actifs à Paris. Avec comme prétexte, l’une des phrases clés de Warnod : “Il est très difficile de préciser ce que les étrangers nous empruntent et ce que nous leur empruntons.”

Relents xénophobes ou antisémites
“Mis à part les socialistes et les pacifistes, rappelle avec justesse l’historienne Gladys Fabre dans le catalogue de l’exposition, la majorité des autres défenseurs de l’École de Paris ont tendance à considérer la culture française comme la plus apte à promouvoir un ‘universalisme’ (croyance confortée par le cosmopolitisme parisien et par l’image mythique renvoyée par les étrangers).” Le rappel d’une École de Paris vient en effet souligner les apports d’une communauté multinationale qui radicalise le fossé entre l’art officiel et l’art indépendant. Et l’on peut noter les rejets, aux relents xénophobes ou antisémites, d’un certain nombre de commentateurs de l’époque dont les allusions s’empêtrent dans une dialectique fétide : condamnent-ils la modernité d’un art parce qu’elle est exprimée par des artistes étrangers vivant sur le sol français ? Ou la condamnent-t-ils parce que ces artistes ont le devoir de s’assimiler (sous-entendu aux vertus civilisées) pour exprimer véritablement un art “au goût français” ? Rappelons, par exemple, les mots du journaliste Louis Vauxcelles (inventeur malgré lui, déjà, de la fameuse expression “Cage aux fauves” qui qualifiera le Fauvisme) lors des achats du collectionneur américain Barnes au marchand Paul Guillaume en 1922 : “Cette cohorte de jeunes indésirables, ignares et turbulents, qui, ayant colonisé le quartier de la Grande-Chaumière, tiennent leurs assises dans un café fameux, dit La Rotonde [...] Il ne s’agit pas des artistes estimés de tous qui appartiennent quasiment à l’École française comme Vallotton. Par contre, quand j’apprends que M. Soutine (que je ne connais pas, dont je n’ai rien vu que de méchants tableaux) représente à la Fondation Barnes l’école de peinture contemporaine [...], j’estime que M. Soutine [gaffe] péniblement.” Évoquant les “Slaves travestis” ou “un art métèque”, l’École de Paris serait, selon le terme employé par le critique Waldemar George “un château de cartes construit à Montparnasse”, le débat esthétique s’étiole d’une espérance conservatrice à un fantasme de culture purement française. “L’École de Paris, remarque Laurence Bertrand Dorléac, n’est pas une école de peinture fixée à tout jamais. C’est une construction imaginaire dont les métamorphoses renvoient à l’identité de l’art français et donc à cette France à la recherche d’elle-même qui oscille toujours entre l’ouverture et l’exclusion. Entre 1925 [...] et aujourd’hui, ses différents états recoupent une histoire de l’art en quête d’une tradition française universaliste qui saurait intégrer tout le monde, sans renoncer à ce qui s’entend le plus souvent comme un tempérament national singulier, un ensemble de traits communs, une distinction et finalement une exception.” Enrôlés sous la bannière d’une “École de Paris”, ces étranges étrangers de l’art furent les révélateurs d’une perplexité française. Et, ironie d’une l’histoire des mentalités, sont aujourd’hui les héros d’un art moderne et si “français”...

L’ÉCOLE DE PARIS (1904-1929) : LA PART DE L’AUTRE

29 novembre 2000-3 mars 2001

Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 11 avenue du Président Wilson, 75116 Paris, tél. 01 53 67 40 00, tlj sauf lundi 10h-17h30, samedi et dimanche 10h-17h45. Catalogue par Suzanne Pagé, Jean-Louis Andral, Sophie Krebs et al., éditions Paris-Musées, 408 p., 180 ill. coul., 106 ill. n. et b., 195 F, ISBN : 2-87900-512-4.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°115 du 17 novembre 2000, avec le titre suivant : Les avatars de l’Ecole de Paris

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