Le choix du conservateur : Joëlle Pijaudier

Joëlle Pijaudier, Musée de Villeneuve-d’Ascq

Le Journal des Arts

Le 17 novembre 2000 - 508 mots

Une fois par mois, nous invitons un conservateur à choisir une œuvre de son musée qu’il souhaite mettre en avant et faire mieux connaître du public. Joëlle Pijaudier, conservateur du Musée de Villeneuve-d’Ascq, a sélectionné un Paysage réalisé en 1914 par Fernand Léger.

C’est en 1923, lors de la quatrième et dernière vente aux enchères au cours de laquelle les biens séquestrés du marchand allemand Daniel-Henry Kahnweiler furent dispersés, que Roger Dutilleul, premier collectionneur français du Cubisme et fidèle du marchand, achète ce Paysage de Fernand Léger, daté de 1914. Soucieux de garder ses distances par rapport au scandaleux pillage que représentent ces dispersions successives, Roger Dutilleul réduit ses achats à trois œuvres de Léger, mais acquiert la majeure partie des archives du marchand pour les lui restituer.

Paysage, contraste de formes daté de 1914, est l’un des plus aboutis parmi la dizaine de paysages peints alors par l’artiste. Ces paysages, associant maisons et arbres, prolongent et développent la série des paysages urbains de 1911 et 1912 dans lesquels les formes rectilinéaires des architectures sont opposées aux formes courbes des frondaisons ou des nuages de fumée. La série des quelque quarante Contrastes de formes, peints de la fin de l’année 1912 à la déclaration de la guerre, représente l’apport fondamental de Léger au Cubisme et le creuset de son œuvre ultérieure. Il définit ainsi sa pratique des contrastes : “J’applique la loi des contrastes, qui est éternelle, comme moyen d’équivalence dans la vie. J’organise l’opposition des valeurs, des lignes et des couleurs contraires. J’oppose des courbes à des droites, des surfaces plates à des surfaces modelées, des tons locaux à des tons nuancés.” Alors que les premiers contrastes, tout en s’inspirant d’une “expérience vécue”, peuvent être lus comme des “tableaux abstraits”, selon les termes de Léger lui-même, ceux de 1914 témoignent d’une plus grande lisibilité du sujet représenté, les références figuratives s’affirmant tout particulièrement dans les paysages.

Ici, l’emboîtement et l’articulation des volumes géométriques, l’organisation de l’espace selon une perspective remontante doivent beaucoup à Cézanne et aux paysages cubistes de Braque, auxquels Paysage emprunte également la structure ordonnatrice de la composition, obéissant à un schéma ovale. La dimension “machinique” de la représentation est moins appuyée dans Paysage que dans nombre d’autres contrastes. Ces indications peuvent éclairer les raisons pour lesquelles Roger Dutilleul, attaché à la figuration, collectionneur particulièrement perspicace de Braque dès 1908, venu à Fernand Léger en 1919 seulement et dont Kahnweiler avait pointé le goût pour l’aspect romantique du Cubisme, a porté son choix sur ce paysage. Ce dernier conjugue une sensibilité atmosphérique inscrite dans un héritage historique aux prémices d’une exaltation de la modernité urbaine, dans ses chocs, ses bruits et ses couleurs, que Léger développera dès l’après-guerre.

Ce tableau, qui faisait partie de la donation que Jean Masurel, le neveu et héritier de Roger Dutilleul, et son épouse Geneviève firent en 1979 à la communauté urbaine de Lille, a fait l’objet en 1994 d’une dation à l’État. Il est aujourd’hui déposé par le Musée national d’art moderne Centre Georges-Pompidou au Musée de Lille-Métropole, Villeneuve-d’Ascq.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°115 du 17 novembre 2000, avec le titre suivant : Le choix du conservateur : Joëlle Pijaudier

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