« Voir autre chose, ne plus se voir...»

La symbolique du miroir nourrit l’art actuel

Le Journal des Arts

Le 1 décembre 2000 - 1025 mots

Du double à l’espace démultiplié, de l’autoportrait aux œuvres d’architectures, les artistes contemporains utilisent le miroir. L’objet, figuré ou non, marque le trouble, déclenche la fiction, et crée l’énigme visuelle.

“Se voir, voir mieux, voir plus, voir autre chose, ne plus se voir...” C’est par une déclinaison de possibilités réflexives que Daniel Buren évoque, en 1975, à l’occasion d’une exposition à Cologne, l’utilisation de miroirs pour la première fois dans ses sculptures. À propos d’un matériau qui prendra une place de plus en plus importante dans son travail, il explique : “Ce qui m’intéresse le plus avec les miroirs c’est leur faculté à permettre de mieux voir, de voir plus ou, mieux encore, de voir ce qui sans eux, ne serait pas visible du tout. C’est cet aspect dynamique et équivoque qui m’intéresse.” Placée en ouverture de l’exposition “À travers le miroir, de Bonnard à Buren” au Musée des beaux-arts de Rouen, l’œuvre commandée à l’artiste français en perpétue le système. Ayant rencontré une contrainte de taille, par l’impossibilité de déplacer les sculptures de marbre, Le Poète et la sirène de Hannaux ou Le Tombeau de Géricault de Étex, Daniel Buren a transformé le Jardin des sculptures du musée en un atrium expérimental : chacune des sculptures est entourée d’une caisse faite de miroirs et dont le plan supérieur laisse apercevoir le reflet de l’œuvre classique par le dessus, ou bien encore fait émerger un bras ou un détail sculptés hors des cloisons miroitantes.

La sculpture de Daniel Buren multiplie les références. Elle se constitue, par symbiose, dans son rapport mutuel entre la forme classique et sculptée d’une part, et par l’installation de façades lisses, architecturales d’autre part. Elle fait “voir autrement”, pour citer Buren, une œuvre du passé grâce aux reflets intérieurs des cabanes et renvoie, à l’extérieur, à un espace multiple, jouant à la façon d’un palais des glaces sur les images en abyme du spectateur qui regarde le spectacle d’un spectateur qui regarde, etc. Puisque le procédé semble aussi ancien que le fait de poser deux miroirs face à face, les cinéphiles sauront se souvenir, avec émoi, de la scène finale de La Dame de Shanghai filmée en 1948 par un Orson Welles qui s’est toujours régalé des perspectives optiques, et où l’on voit Rita Hayworth prise dans le piège d’une image multipliée à l’infini. La fameuse scène marque la perte symbolique de la raison du personnage, égaré dans les chausse-trappes de la fiction. Et elle amplifie, jusqu’aux bris des miroirs, une intrigue policière qui se révèle être une énigme visuelle.

Chez les artistes et les peintres, on peut lire le genre de l’autoportrait comme miroir d’une raison qui vacille. Ainsi, comment comprendre l’Autoportrait dans la glace du cabinet de toilette de 1945 d’un Pierre Bonnard, quasi chauve et aux traits diffus ? Marthe, le modèle et la femme, est morte. L’artiste se regarde et se peint dans la glace. C’est un instant de dur présent. L’homme jaunâtre que l’on voit sur la toile est devenu un personnage de fiction, à la chair lointaine, spectre de la mort qui vient. Tous les autoportraits au miroir fécondent ce trouble d’une image distante qui apparaît, forme un double, et s’efface. Présence du double : dans l’autoportrait de la photographe Ilse Bing, surnomée “la reine du Leica”, dans celui d’un Jan Vercruysse se fixant dans le reflet de glace avec un livre de philosophie à la main ou d’un Bill Viola, nu comme un ver, dans une vidéo qui le montre en Narcisse contemporain se mirant dans un bassin d’eau.

On peut remarquer que dans les œuvres citées, la présence du miroir vient souligner le thème de la représentation où l’artiste est modèle d’une comédie grave sur le sens de l’existence. Il joue son rôle comme il joue une partie de sa vie. C’est en ce sens que la photographie de Dieter Appelt, Trace de buée sur le miroir (1978) fait référence à la phrase de Raymond Roussel : “La tache attristant la glace où l’haleine a pris.” À propos de ce cliché qui montre l’artiste de dos, le visage reflété dans un miroir, Dieter Appelt note : “J’ai installé l’appareil photo devant le miroir. Avec mon haleine, j’essaie d’y faire une tache, à peine perceptible, d’une douceur vulnérable. Très rapidement les lampes ont réchauffé la petite pièce et la surface du miroir ; aussi dois-je accentuer mon effort. La tension qu’il provoque en moi et qui se trouve renforcée par mes tendances perfectionnistes m’oblige à cesser et à retrouver une respiration calme.” La photographie, résultat de cette action, offre le visage d’un homme la bouche ouverte faisant un trou noir, les yeux partiellement cachés par la présence de la buée : portrait qui n’est pas sans rappeler la peinture expressionniste d’Edvard Munch, Le Cri.

L’image grossissante, voire déformante renvoie le reflet de l’artiste, de son monde, de son moi troublé. Qu’il s’exprime en une fraction de secondes (par la photographie) ou par des architectures complexes qui mettent en présence de vrais miroirs, le point de vue focal déterminé est bousculé par le sens inversé, concave, convexe ou fragmenté de l’image réfléchie. Cette perturbation, le miroir le provoque chez les artistes actuels (puisque l’art reflète, semble-t-il, une époque fragmentée) qu’il s’agisse du travail photographique d’un Georges Rousse sur la base de l’anamorphose et du trompe-l’œil, des compositions en vitraux du duo Gilbert and George ou des autoportraits surjoués de la star transformiste, Cindy Sherman. Les expressions contemporaines se nourrissent, plus ou moins directement, des éclats symboliques du miroir. Le figurer ou non, n’est pas à proprement l’enjeu des arguments. Comme le rappelle la définition de Daniel Buren, “voir plus, voir autre chose, ne plus se voir...” est davantage une qualité du regard qu’un recours à l’objet.

- À travers le miroir : de Bonnard à Buren, Musée des beaux-Arts, coédition RMN-Ville de Rouen, 400 p., 70 ill. coul., 65 ill. n. et b., 240 F.
- Miroirs, Jeux et reflets depuis l’Antiquité, catalogue coédité avec les éd. Somogy, 280 p., 220 ill. dont 140 coul., 150 F, ISBN : 2-85056-411-7.
- Pour les informations sur cette exposition, et les autres associées, voir nos pages programmes.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°116 du 1 décembre 2000, avec le titre suivant : « Voir autre chose, ne plus se voir...»

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