Les rêves de l’architecte

\"Triomphes du Baroque\" à Marseille

Le Journal des Arts

Le 1 décembre 2000 - 891 mots

Laissons à d’autres la glose sur ce qui est baroque et ce qui ne l’est pas, si tant est que la notion soit clairement définie et pertinente. Dans « Triomphes du Baroque », le terme dépasse la question du style pour désigner plus largement une période (1600 à 1750) ô combien féconde pour l’architecture européenne, à laquelle Marseille a contribué, notamment grâce à Pierre Puget. C’est son chef-d’œuvre, l’ancien hôpital de la Charité, qui accueille aujourd’hui l’exposition après Turin, Montréal et Washington. Conçue à partir des maquettes existantes, elle donne à voir non seulement les conditions concrètes d’élaboration du projet architectural à l’époque baroque, mais aussi une histoire alternative des formes, moins soumise aux contingences matérielles.

Si l’on en croit Baldinucci, Borromini recourait à des maquettes de cire ou d’argile, non pas pour les présenter à ses commanditaires, mais pour guider son propre travail de conception et de mise en place des volumes. Qu’il les ait modelées à la main souligne si nécessaire les affinités de son œuvre avec la sculpture, art dans lequel il avait commencé sa carrière. Au-delà du cas borrominien, “les tendances de plus en plus dynamiques de l’architecture baroque placèrent les architectes devant des problèmes de représentation totalement nouveaux, écrit Elisabeth Kieven. À cause des limites intrinsèques du dessin, la maquette connut un regain d’intérêt”. L’architecte proposait d’abord plans et dessins, mais, avant d’engager toute construction d’envergure, une maquette était indispensable pour convaincre le commanditaire, a fortiori dans le cadre d’un concours. Dans celui de la façade de Saint-Jean-de-Latran, à Rome, en 1732, Luigi Vanvitelli se vit conseiller de produire une maquette à l’appui de ses dessins, s’il voulait être jugé sur un pied d’égalité avec ses deux rivaux. Une fois acquise la décision, “la maquette jouait souvent le rôle de document authentique servant de référence pour l’élévation des volumes de l’édifice et la discussion des coûts des travaux avec les corps de métier”. Surtout quand l’architecte réside à plusieurs centaines de kilomètres du chantier, comme Robert de Cotte lors de la construction du palais Thurn und Taxis à Francfort. Certains de ces édifices en réduction permettent de détailler les étapes de la conception : “La maquette inachevée de Rivoli représente un stade intermédiaire, c’est-à-dire le moment où, après avoir placé les principaux éléments structurels et décoratifs, on pouvait commencer à ajouter les détails d’ornementation”, note ainsi Henry A. Millon.

Une passion russe
Pour séduire princes ou évêques, les architectes vont parfois plus loin dans la mise en œuvre du concetto, et intègrent à l’édifice miniature décors peints et sculptés. C’est le cas par exemple de la maquette réalisée par Michetti pour la chapelle Rospigliosi, dans l’église romaine de San Francesco a Ripa, ou encore de celle conçue par Franz Aloys Mayr pour l’église de pèlerinage de l’Assomption de la Vierge à Marienberg (vers 1760). D’ailleurs, les peintures de Marienberg ne verront jamais le jour.
Point fort de l’exposition, la Russie vouait un intérêt particulier aux maquettes d’architecture, rapidement considérées comme d’authentiques œuvres d’art (ce qui explique leur conservation exemplaire). Celle du grand palais du Kremlin (1769-1773), un projet de Vassili Ivanovitch Bazhenov jamais concrétisé, est emblématique du soin apporté par les Russes à leur fabrication : elle “fut construite en bois de tilleul, alors que les corniches profilées furent moulées dans de l’érable, écrit Z. V. Zolotnickaja. En ce qui concerne les finitions intérieures, on utilisa du pommier et du poirier. Les détails de la décoration architecturale, de manière qu’ils soient les plus fidèles possible, furent modelés avec du plomb”. Bazhenov estima même “nécessaire d’avoir des échantillons de marbre avant de commencer les finitions en ‘imitation marbre’ de l’intérieur des appartements impériaux”. Témoin de l’admiration suscitée par cet objet exceptionnel, la “salle des maquettes” dans le palais du Kremlin était d’ailleurs ouverte au public.

Comme le montre ce grandiose palais auquel le tsar dut renoncer, l’histoire de l’architecture ne saurait se résumer à celles des édifices effectivement construits ou conservés ; nombre de projets, dont dessins et maquettes gardent la trace, abolissent les contingences matérielles pour donner corps aux rêves de l’architecte. Désireux de flatter le commanditaire, celui-ci ne recule parfois devant aucun effet, au risque de la démesure. La spectaculaire maquette du couvent de Smolny (1748-1756), à Saint-Pétersbourg, exposée sous le dôme ovale de la chapelle, en constitue une bonne illustration. Le fabuleux clocher-porche imaginé par Rastrelli ne sera jamais exécuté, et l’aspect extérieur de la cathédrale sera plus économe d’ornements et de dorures qu’il ne l’avait envisagé.

De même, les grands desseins urbanistiques de Pierre Puget seront restés à l’état de... dessins. Nourrie de la rhétorique italienne et des conceptions scénographiques de Bernin, la monumentale place Royale qu’il avait imaginée pour Marseille, avec son majestueux arc triomphal, était sans doute trop ambitieuse. Le Triomphe du Baroque à Marseille aura attendu trois siècles.

À VOIR
- TRIOMPHES DU BAROQUE, jusqu’au 4 mars, Centre de la Vieille Charité, 2 rue de la Charité, 13002 Marseille, tél. 04 91 14 58 80, tlj sauf lundi 10h-17h.
À LIRE
- Triomphes du Baroque, l’architecture en Europe 1600-1750, catalogue de l’exposition, éd. Hazan, 622 p., env. 1 000 ill., 395 F.
- Frédéric Dassas, L’illusion baroque, l’architecture entre 1600 et 1750, Découvertes/Gallimard, 150 ill., 84 F.
- Eugenio d’Ors, Du Baroque, Folio, 180 p., 55 F.
- Benito PelegrÁ­n, Figurations de l’infini, l’âge baroque européen, Seuil, 470 p., 170 F.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°116 du 1 décembre 2000, avec le titre suivant : Les rêves de l’architecte

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