Regarde un peu

Daniel Arasse joue les pédagogues

Le Journal des Arts

Le 1 décembre 2000 - 497 mots

Sous la plume de Daniel Arasse, un tel ouvrage a quelque chose d’inhabituel. Ressuscitant les formes chères à la Renaissance du dialogue ou de la lettre, il offre, en opposition à un discours dominant, un plaidoyer pour une certaine façon de concevoir l’histoire de l’art, ouverte aux suggestions d’un regard sans interdit.

Madeleine, une sainte “spéciale femmes” (“une fausse blonde” aussi), la Vénus d’Urbin, une “pin-up”... Daniel Arasse ne recule pas devant les formules irrespectueuses pour bousculer son lecteur. Mais, c’est en fait la peinture qu’il entend malmener, refusant la déférence excessive que lui vouent trop souvent les historiens. Ouvrage de combat contre une histoire de l’art “bas du front”, l’auteur, en choisissant des formes libres comme le dialogue ou la lettre, plutôt que l’exposé, fait place aux accusations de surinterprétation soulevées par ses analyses et surtout s’efforce d’y répondre, non sans humour. Délaissant le ghetto des livres et essais sur l’art, il choisit aussi de s’adresser à un public plus large que l’audience généralement réservée à ce type d’ouvrages. À lire le nombre de comptes-rendus élogieux dans la presse généraliste, on se dit que l’historien n’a pas manqué son but.

À propos du Mars et Vénus surpris par Vulcain de Tintoret, Daniel Arasse, après avoir souligné le caractère comique de l’œuvre et récusé le thème matrimonial, s’offre une dernière pirouette. Certes, aucun texte ni documents d’archives ne viennent corroborer son interprétation, “donc, ce n’est pas historiquement sérieux. Mais je crains, moi, que ce sérieux historique ne ressemble de plus en plus au ‘politiquement correct’, et je pense qu’il faut se battre contre cette pensée dominante, prétendument historienne, qui voudrait nous empêcher de penser et nous faire croire qu’il n’y a jamais eu de peintres ‘incorrects’”. L’iconographie ne suffit pas à voir le tableau, elle tendrait au contraire à en gommer les aspérités, à en cacher les incongruités, comme cet escargot, plus grand que nature, qui chemine paisiblement au bord de l’Annonciation de Francesco del Cossa (déjà analysée dans son précédent ouvrage, L’Annonciation italienne). Les anomalies, que l’on peut observer dans la construction spatiale et l’articulation des deux parties de la Vénus d’Urbin, ouvrent de nouvelles pistes à la compréhension et à l’interprétation du tableau de Titien, que l’auteur se fait un plaisir de détailler.

Enfin, tout exégète qui se respecte doit se mesurer un jour ou l’autre aux Ménines de Velázquez qui continuent de défier l’interprétation. Dans le chapitre intitulé L’œil du maître, consacré à ce tableau, il s’interroge sur “la distance apparemment infranchissable, le désaccord inconciliable entre les historiens et les théoriciens, philosophes et autres sémiologues”. C’est bien simple, les premiers ont horreur de l’anachronisme que les seconds manient avec un peu trop de légèreté. Mais, “plutôt que de prétendre en vain fuir l’anachronisme comme la peste”, Daniel Arasse est “convaincu qu’il vaut mieux, quand c’est possible, le contrôler, le faire fructifier. Consciemment, délibérément”. Un plaidoyer pour un regard contemporain.

- Daniel Arasse, On n’y voit rien, éditions Denoël, 190 p., 120 F. ISBN 2-207-24917-4.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°116 du 1 décembre 2000, avec le titre suivant : Regarde un peu

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