Redécouvertes ou histoire ?

Le Journal des Arts

Le 15 décembre 2000 - 2425 mots

Un lieu incarne cette nouvelle réalité : le musée. Invention des Lumières, œuvre d’historiens (Lanzi), de collectionneurs érudits (Denon) ou amateurs (Cacault), il n’est plus censé exposer des modèles, mais montrer une \"histoire de l’art par les monuments\" (Séroux d’Agincourt), conserver le patrimoine de la nation.

Le principe d’étalement qui le régit va de pair avec une logique d’extension : de nouvelles salles impliquent des objets inédits ; le public réclame des attractions visuelles jamais vues ; de nouveaux musées doivent se distinguer en lançant une mode. Cet étalement d’œuvres, plus ou moins louées, empilées les unes sur les autres dans les salles d’un musée ou dans les chambres de notre mémoire, peut expliquer la création d’une nouvelle histoire de l’art qui privilégie la dimension historique sur la valeur formelle.

Jusque vers 1860-1880, le principe fondamental de l’histoire de l’art est en fait profondément anhistorique : il existe un absolu de l’art du dessin en référence à l’imitation d’un beau idéal, un canon artistique d’origine divine puis défini par l’esthétique, foncièrement atemporel, entièrement au-dessus des aléas de l’histoire. Enfoui dans l’imaginaire d’un dessin pur, d’un âge d’or de la ligne, il s’était incarné dans les mythes de Florence ou de Rome.

Le siècle des révolutions invente une histoire de l’art foncièrement évolutive, basée sur l’idée de progrès, de la conquête de moyens plastiques nouveaux pour aboutir au mythe d’un art pur, toujours à venir, d’une modernité perpétuelle. Cette perspective darwinienne exalte les phases de progrès, redonne aux moments de “décadence” passés une valeur historique, mais peut aussi condamner les mauvaises ramifications qui menacent l’évolution, par le feu, dans le cas d’un art “dégénéré”, ou par une mort lente. Elle suppose en tout cas de comprendre et de construire l’histoire de l’art comme une chaîne de mouvements successifs qui poursuivent le même idéal. Cette suite, Renaissance, Maniérisme, Classicisme ..., prime sur les artistes, même si souvent, pour les périodes plus récentes, elle s’incarne en des héros : Poussin, Géricault, Delacroix, Manet, Picasso ...

Cette importance donnée aux courants – la crise maniériste, la génération romantique, la révolution cubiste – distingue les redécouvertes du XIXe de celles du XXe siècle. Les frères Goncourt, Thoré-Burger, Champfleury ont cherché à insérer, dans l’espace de consécration qu’est le musée, un artiste – Watteau, Vermeer, Le Nain – comme dans les années 1810, Denon ou Artaud de Montor inscrivent une suite de noms (Cimabue, Giotto, ...) dans une préhistoire de l’art du dessin sur les parois de la grande galerie du Louvre. Le XXe siècle redécouvre des mouvements : à Caravage est associé le “caravagisme”. L’artiste, malgré la particularité de son style et sa vie de bohême, ne peut être dissocié de ses épigones (Gentileschi), d’artistes qui ont poursuivi son idéal (Valentin), ou de peintres que l’on considère comme proches stylistiquement (La Tour). Le Maniérisme est une redécouverte en bloc, où les études générales ont précédé les monographies particulières sur Pontormo ou Beccafumi. Les errements des attributions devraient faire admirer autant Rembrandt que certains de ses élèves.
Aux yeux du grand public, ces derniers constituent des redécouvertes ; dans le champ de l’histoire de l’art, c’est le “rembranisme” qui est réhabilité.

Cette suite ininterrompue de redécouvertes qui marquent la seconde moitié du XXe siècle
(la peinture caravagesque dans les années cinquante, le maniérisme dans la décennie soixante, le premier XIXe siècle après 1970, ...) trouve sa légitimité dans l’”idéologie avant-gardiste” (Rosen et Zerner), qui incite à revenir sur les erreurs du passé et à comprendre l’histoire de l’art autrement que comme un continuel progrès de l’art pour l’art. Elle s’appuie sur l’esthétique de la réception, qui confère autant d’importance aux lectures contemporaines qu’aux sens originels d’une œuvre du passé, ainsi que sur l’anomie artistique actuelle qui brouille les repères visuels et insiste sur la valeur fondamentale de l’acte créateur. Toute création du passé serait-elle susceptible d’être redécouverte ?
La multiplication des redécouvertes au XXe siècle, de Caravage à David, de Botticelli à Friedrich, repose sur de nombreux facteurs, de nature différente, mais qui doivent conjuguer leurs effets pour aboutir à une réhabilitation.

Comment se font les redécouvertes ?
La création contemporaine influe profondément sur notre lecture de l’art du passé, sur la formation de notre œil et ses appétences. L’abandon de la hiérarchie des genres, le développement de formes artistiques au carrefour de différentes techniques expliquent notre disponibilité mentale et visuelle à regarder autrement les anciens genres, à découvrir du sens dans la Raie de Chardin ou le Repas de paysans des Le Nain, notre ouverture vers des formes d’art non consacrées par l’histoire. Il n’est pas besoin d’insister sur le rôle du Picasso des Demoiselles d’Avignon et de son ami Apollinaire dans la découverte de la sculpture d’Afrique noire. Ni de s’appesantir sur les liens qui unissent la redécouverte par les historiens de l’art italiens de la peinture de Caravage et leur découverte de Courbet ou de Manet, pas plus que sur la concomitance entre la première exposition sur Füssli (1924) et l’essor du mouvement surréaliste. Braque, Picasso, Matisse ont donné leurs lettres de noblesse picturale à la nature morte et en ont fait une tradition française. L’exposition de Charles Sterling sur La Nature morte, de l’Antiquité au XXe siècle, dont le catalogue connut plusieurs rééditions entre 1952 et 1959 (le moment est significatif, qui voit “New York voler l’idée d’art moderne”, selon l’expression et la thèse de Serge de Guilbaut) comme la redécouverte des bodegones de Juan Sanchez Cotan ne peuvent s’expliquer sans un horizon d’attente visuel déjà préparé.

Les idéologies dominantes orientent également notre regard. Entre 1870 et 1914, la peinture française se devait de posséder des primitifs aussi importants que ceux des écoles nordiques ou allemandes (ils seront découverts et célébrés dans une grande rétrospective en 1904) qui créent une synthèse entre le réalisme nordique et la grande tradition italienne. Dans une même approche, l’Espagne d’après Franco a fait de Guernica un monument national, une icône de l’histoire espagnole. Le moment du retour à l’ordre est celui où Poussin devient une gloire nationale. L’engouement actuel pour Géricault, artiste à la légende noire, peintre des fous, est sous-tendu par l’essor de la psychanalyse et des sciences humaines. Les gender studies, relayées par des moyens de diffusion grand public comme le roman ou le cinéma ont mis en avant les femmes artistes d’Artemisia Gentileschi à Camille Claudel.

Des raisons moins nobles, mais tout aussi opérantes rendent compte de l’extension du nombre d’artistes dignes du musée : le développement des travaux universitaires qui souvent débouchent sur des publications faisant connaître un artiste, un monument ou un mouvement, les anniversaires de naissance, les gloires locales célébrées par des capitales régionales. La redécouverte de la peinture des Carrache et de leurs élèves, Guido Reni, Guerchin, ou de leurs héritiers, Crespi, est le fait d’une cité, Bologne, qui a su promouvoir ses peintres illustres par le biais d’expositions, la réorganisation de la Pinacothèque, un enseignement universitaire, une image urbaine moderne.

Le marché de l’art donne un écho monétaire à ces conquêtes intellectuelles et, en Italie, le rôle des banques, particulièrement les caisses d’épargne locales, dans la hausse de la cote d’artistes parfois mineurs n’est pas à négliger. Ces succès financiers assurent un certain prestige à l’artiste, font passer sa renommée à d’autres milieux, ou d’autres continents. La photographie, et surtout les planches couleurs, ont facilité cet agrandissement du Panthéon. Une série comme celle des “Maestri del Colore”, publiée par une grande maison d’édition sur les conseils d’un historien d’art éminent, Roberto Longhi, a joué un rôle considérable dans l’éducation visuelle d’une génération d’Italiens, la diffusion auprès d’un large public des découvertes par un nombre limité d’historiens de l’art.

Le grand nombre de ces revivals et la diversité des objets concernés pourraient laisser croire à une autonomie des qualités artistiques intrinsèques, comme le laisse entendre le livre de Haskell, Rediscoveries in Art (1976). Mais le phénomène est plus complexe que l’histoire d’une suite sans fin de résurrections, mettant au jour des valeurs artistiques enfouies, veut le laisser croire, selon une légende autoglorifiante de l’histoire de l’art. Les réhabilitations mettent en jeu des débats esthétiques qui échappent à l’histoire de l’art.

Si La Tour est le “triomphe de l’histoire de l’art traditionnelle” (Thuillier), les conditions de la “publicisation” de sa redécouverte dépassent l’histoire de l’art ; si la reconstruction de son œuvre est le fait du “connoisseurship” et de l’histoire positiviste, la compréhension de son génie se situe au-delà. Quelles valeurs artistiques de Caravage furent redécouvertes ? La spiritualité de sa peinture, défendue par Kallab en 1906 contre les accusations de l’historiographie lettrée ? Le réalisme socialiste de ses tableaux, exalté par le grand critique d’art Lionello Venturi à propos d’un tableau peint par un suiveur, Sainte Anne avec la Vierge de la galerie Spada, “l’essai le plus parfait et le plus sincère de réalisme qu’ait tenté Caravage... Un intérieur ainsi conçu […] par un regard d’esprit comme socialiste, sur la vie de deux pauvres femmes, est une affirmation nouvelle dans l’art de tous les pays” (1910) ? L’élégance ingresque de son pinceau, mise en avant par Marangoni en 1922 à propos du Bacchus des Offices et reprise par Sterling (1952) à propos de la simple Corbeille de fruits de l’Ambrosiana ? Le naturalisme cinématographique de ses tranches de vie, telles la Diseuse de bonne aventure, magnifiquement décrit par Longhi ou le réalisme de sa peinture, magistralement analysé par Argan, mais très éloigné de celui décrit par Venturi ?

Les redécouvertes s’effectuent parfois contre la personnalité de l’artiste. L’Annibale Carrache réinventé pour le public est le peintre bolonais qui balance entre Corrège et Véronèse, attaché à la tradition émilienne de la nature et de l’expression. L’éclectisme qui caractérise son style a été volontairement nié pour le faire apprécier du public, le faire échapper au lourd soupçon d’académisme qui pesait sur lui, alors que l’essence de son art est bien, justement, de retenter la grande expérience de Raphaël, faire une synthèse italienne des différents styles propres à la péninsule, ce qu’il réalise pleinement à Rome.

En fait, le nombre de vraies résurrections d’artistes dont la célébrité est passée dans le domaine public est extrêmement restreint. Annibale Carrache, malgré de nombreuses expositions et des monographies, est encore traité de “pompier” dans le Guide du routard (version 1991-1992), de peintre ennuyeux et académique dans le plus officiel Guide bleu (1990). À tout prendre, le Guide Baedeker de Rome de 1904, reconnaissant l’importance historique du Caravage, était moins sélectif ... Le Louvre actuel, où presque tous les tableaux sont exposés, propose un panorama ouvert de l’histoire de l’art pour un visiteur qualifié ; mais pour le grand public, cette disposition étale constitue une fausse absence de hiérarchie : les cartes postales et affiches, les œuvres reproduites dans les guides rétablissent rapidement l’ordre établi. L’idéologie de l’œil naturel est souvent le meilleur moyen de conserver les valeurs traditionnelles.

Que faut-il faire des “pompiers” ?
À Orsay, le simple fait d’avoir montré quelques pompiers aux côtés des impressionnistes a fait crier au scandale... Au sein de la communauté internationale des historiens d’art, cette extension du musée imaginaire ne paraissait pas poser de problèmes, et la reconnaissance de la valeur d’un peintre aussi ennuyeux que Pierre, aussi traditionnel que Le Sueur, est acceptée par tous. La présentation du nouveau Musée d’Orsay, qui illustrait timidement une tentative de réhabilitation des peintres pompiers déjà mise en œuvre par des expositions, notamment au Musée du Petit Palais, a, en revanche, suscité tout de suite des réactions, souvent très vives, qui se sont traduites par des conférences et articles, parfois à la limite du libelle (Jacques et Bruno Foucart, Thuillier ; Rosen et Zerner, MacWilliam, Lebensztejn).

Ces réactions ont été d’autant plus violentes que les clivages sur les pompiers recoupaient des oppositions politiques (particulièrement vives dans la France des années soixante-dix quatre-vingt), des conflits sur l’art moderne et la peinture américaine. Dans les deux camps, on a moins jugé en fonction des œuvres qu’en fonction de ce qui était bon, moralement, socialement et artistiquement avec les historiens qui veulent réhabiliter les pompiers, ou bon dans le cadre d’une histoire de l’art résolument évolutionniste, qui donne aux peintures académiques uniquement le statut d’objets de comparaison ou d’études. La tentative des “révisionnistes” de gommer la différence entre les pompiers et les impressionnistes, soit en soulignant le rôle de l’esquisse, soit en insistant trop exclusivement sur les passerelles qui existaient entre les deux milieux escamote sûrement une opposition réelle entre les deux camps.

L’un des grands mérites du livre Romantisme et réalisme de Rosen et Zerner est d’avoir su intégrer ce conflit dans une histoire artistique des avant-gardes qui caractérise le XIXe siècle, par l’association entre avant-garde et mouvement d’autonomisation de l’art. Mais cette “classification tranchée entre art officiel et art d’avant-garde” ne peut expliquer tous les pas en avant de l’art du XIXe siècle. Ingres peut difficilement être rangé sous la bannière de l’avant-garde, telle qu’elle est alors définie, Ingres dont la Grande Odalisque, accrochée en 1907 au Louvre face à l’Olympia de Manet, est copiée par Picasso au moment où il crée les Demoiselles d’Avignon.

Paradoxalement, cette reconstruction de l’art du XIXe siècle selon le principe d’une autonomisation croissante de l’art aboutit, au nom d’une vision téléologique de l’Histoire, à oublier des mouvements de profonde réflexion sur la picturalité de la peinture, avec les préraphaélites ou les symbolistes, Puvis de Chavannes ou Gustave Moreau, ou enfin l’Art nouveau. Elle néglige en outre les recherches récentes qui montrent toute l’importance du sujet dans l’art des impressionnistes. On retrouve une même situation de rupture entre innovation et tradition, au XVe siècle, dans une autre grande phase de conquête d’une autonomie picturale, avec l’opposition entre Renaissance et pseudo-Renaissance (Zeri). Convient-il ne pas admirer Giovanni di Paolo, Sassetta, parce que résolument archaïques, ne pas réhabiliter Botticelli parce que volontairement conservateur par rapport à Mantegna ou à Pollaiolo ?

Enfin, peut-on penser que les lectures et interprétations de l’art du XXe siècle sont finies ? Ne proposera-t-on pas un jour, une autre histoire, qui insistera dans la peinture moins sur la matérialité de l’œuvre que sur la représentation figurative, dont l’évolution mène non aux collages de Picasso, mais vers les arts de la photographie et du cinéma ? Alors certains cadrages de Jean-Paul Laurens ou le fini de Gleyre et de Gérôme seront bien plus modernes que les évocations champêtres de carte postale de Pissarro ! Mais c’est un mauvais rêve.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°117 du 15 décembre 2000, avec le titre suivant : Redécouvertes ou histoire ?

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