Photographie et entreprises : « un laboratoire »

Site Intranet, écrans de veille, actions pédagogiques... les collections d’entreprise multiplient les initiatives

Le Journal des Arts

Le 5 janvier 2001 - 2826 mots

Le Salon Paris Photo a mis, lors de sa dernière édition en novembre, les collections d’entreprise en vedette. À l’initiative de Rik Gadella, fondateur du Salon, de Francis Lacloche (chargé du mécénat de la Caisse des dépôts et consignation, CDC) et de Régis Durand (directeur du Centre national de la photographie), il a exposé une sélection d’images de cinq entreprises opérant en France (CDC,Cartier, CCF, NSM-Vie et Première Heure). Il a aussi réuni
le 17 novembre un groupe de travail qui a permis à vingt responsables internationaux de se rencontrer pour la première fois (les cinq précités, Groupe Lhoist, Deutsche Bank, La Bourse de Francfort, ABN Amro Amsterdam, Lasalle Bank Chicago, Gilman Paper, Hallmark, Linc Capital Chicago, Artesia Banking corporation Bruxelles, Belgacom, CIC, EVN, The Boston Consulting group...). Cette séance a été suivie le soir par une table ronde réunissant d’autres intervenants et organisée en partenariat avec le Journal des Arts. En voici les principaux points.

Francis Lacloche
(CDC) : décider est parfois un acte solitaire mais celui-ci ne résiste ni au temps ni à la pratique
(Francis Lacloche fait tout d’abord une synthèse des travaux du matin).
Le temps des P.-DG collectionneurs utilisant les fonds de l’entreprise pour décorer les espaces de la présidence est peut-être dépassé. Désormais, l’art s’intègre dans la vie de l’entreprise, de ses employés et de ses clients. La décision de collectionner peut naître de motifs très rationnels ; de la création de nouveaux espaces à la mutation d’un groupe qui passe d’une culture à l’autre (privatisation, extension géographique). Mais la conservation de la collection, son développement, la relation avec les artistes, rendent le projet hautement stratégique et dépassent au fil du temps le noyau dur qui l’a lancé. Deux démarches coexistent alors : le recours à un consultant externe ou le spécialiste en interne. L’artiste et le milieu de l’art y trouvent leur compte au-delà de l’argent dépensé ; les conservateurs ici présents leur consacrent du temps ; l’artiste vient souvent expliquer son œuvre et s’enrichit à ce contact – la Deutsche Bank l’a expérimenté avec Beuys. L’artiste rencontre une autre culture, un esprit d’investisseur, de producteur ; cela ne fait pas que l’enrichir financièrement. L’artiste et l’entrepreneur ont finalement bien des choses en commun : l’esprit de risque, de production, de challenge technique – ici l’artiste rencontre des techniciens, des ouvriers, des cadres et plus seulement des commissaires ou des conservateurs. La commande permet de produire des œuvres parfois majeures mais surtout des ensembles impressionnants, inaccessibles sur le marché de l’art et au-delà des moyens de l’État. Dans certaines villes, l’entreprise a joué le rôle que la ville ou l’État n’ont pas encore joué : Cartier à Paris, La Caixa à Barcelone, Artesia à Bruxelles, d’autres en Corée et au Japon ou encore à Rio. L’entreprise a alors le sentiment de jouer un vrai rôle culturel. Elle trouve aussi son compte de multiples façons : ouverture du personnel à une autre vision du monde ; création d’un fil rouge entre des sites, des compagnies qui viennent de fusionner, des nationalités différentes brassées au sein d’un même groupe. Certaines entreprises peu connues au-delà de leurs clients y ont gagné en notoriété : Gilman aux USA, mais Première Heure à Paris aussi. Certes, les réactions peuvent être violentes, mais nous avons constaté que le débat est souvent positif. Les salariés n’ont pas payé pour voir ces photographies mais sont payés pour travailler. On leur impose de l’art ; très vite ils sont invités à s’exprimer, à réagir. Cette démocratie de l’art me semble unique en son genre : les citoyens sont rarement invités à donner leur avis sur ce que l’État achète avec le fruit de la collecte fiscale.
L’art sert-il l’image de l’entreprise ? Les actions dans ce sens sont peu nombreuses : publications internes, brochures de recrutement, site Internet, voire action publique comme celles du CCF et de NSM-Vie récemment. Mais le mouvement risque de s’accélérer tant l’art est devenu un symbole de modernité. Restent des questions encore sans réponses : la capacité de PME à s’investir sur ce champ –  l’exemple de Première Heure montre que c’est possible ; le devenir d’une collection, son sort en cas de fusion violente ; la gestion de sa valeur, celle-ci s’accroissant en ce moment beaucoup, pour certaines collections.

Pierre Apraxine (Collection Gilman) :
une évolution des comportements
D’après les témoignages que j’ai entendus ce matin, le modèle sur lequel a été construit la collection Gilman il y a plus de vingt ans a l’air dépassé. L’art est devenu un véritable moyen de communication, non seulement pour l’extérieur mais aussi pour l’intérieur de la compagnie. Quand nous avons commencé, c’était très différent, c’était une décision élitiste : “voilà ce que vous allez avoir au mur, vivez avec ça et soyez heureux !” Dans notre cas, les œuvres étaient très difficiles à voir, à comprendre, car il s’agissait d’art minimal et conceptuel, américain et européen des années soixante-dix, auxquels on a ajouté une série de dessins d’architectures visionnaires des mêmes années. La collection de photographies est venue ensuite pour que les employés voient des images réalistes dans lesquelles ils puissent se retrouver. Ce genre de démarche n’est plus tout à fait nécessaire maintenant ; le public est beaucoup plus éduqué.
Pendant des années, des gens sont venus du monde entier dans nos bureaux de New York pour voir de l’art minimal et conceptuel car, à cette époque, le Musée d’art moderne n’avait pas d’espace et le Whitney pas de collection de ce type. Les employés y ont été sensibles et ont compris que ce qu’ils avaient au-dessus de leurs bureaux, un tableau au premier abord incompréhensible, avait de la valeur. Je ne me souviens pas de rejet radical de la part des salariés concernant une œuvre. Il est vrai que la photographie violente ou à contenu ouvertement sexuel n’existait pas encore. Aujourd’hui les entreprises sont confrontées à des problèmes que nous ne connaissions pas.

Baudoin Michiels (Belgacom) : une entreprise doit s’appuyer sur des valeurs spirituelles
J’ai entendu dire que pour faire une collection d’entreprise il fallait une occasion – fusion, absorption, changement de local... C’est vrai, mais je pense qu’il faut être beaucoup plus volontariste et se dire qu’une entreprise doit s’appuyer sur des valeurs spirituelles, culturelles. Le fait d’abriter une collection est une façon comme une autre d’assurer cette présence culturelle. À côté des impératifs de la technologie, financiers et économiques, il faut impérativement aux entreprises un “background” culturel, pour que les activités se développent avec une sorte d’équilibre entre les valeurs purement matérielles et les valeurs spirituelles. Quand vous intégrez l’art contemporain au sein de vos entreprises, il y a un devoir vis-à-vis de l’art lui-même qui est celui de favoriser la lecture des œuvres d’art proposées. Nous avons pris l’initiative d’utiliser un réseau Intranet où nous donnons aux 32 000 employés de la société la possibilité de disposer de visuels, de photos qui appartiennent soit à notre collection, soit à d’autres, avec chaque fois le souci de faciliter la lecture et la compréhension d’une œuvre d’art. L’art contemporain actuel n’est pas d’une lecture aisée, et, sans formation, il est extrêmement difficile d’en retirer toute la richesse. Nous organisons également tous les mois une visite des collections, des conférences et publions des brochures, etc. Un grand d’effort d’information est nécessaire pour faciliter la perception des œuvres contemporaines que vous mettez au sein de votre entreprise. Nous avons lancé la collection en 1996, époque où Belgacom sortait d’une situation de monopole pour faire face à un marché concurrentiel. Il fallait un changement radical. L’intégration de l’art contemporain au sein de l’entreprise était une des façons d’étonner les employés, les visiteurs, de leur laisser supposer qu’il n’y a pas en toute chose une vérité, mais que la vérité est plurielle, de leur faire comprendre qu’il n’y a peut-être pas un seul comportement, que le dialogue est une chose indispensable. Bref il fallait une “révolution” culturelle et la collection a été un choc culturel. Certains ont accepté, d’autres ont été fort réticents mais un dialogue s’est instauré.

Nathan Braulick (Consultant américain pour des entreprises) : la collection donne une image de modernité
J’ai été confronté à une situation similaire à celle de Belgacom, avec la First Bank. Dans les années quatre-vingt, les États-Unis ont connu une période de déréglementation très forte. Le président de cette banque a été obligé de communiquer un message très fort, de choquer ses employés pour leur dire : “ceci est un nouveau monde, notre banque est une nouvelle banque”. Il a donc investi dans une collection d’art contemporain international qui a suscité beaucoup de controverses et de dialogues. À l’intérieur et à l’extérieur de la compagnie, il a réussi à adresser le message d’une nouvelle banque.

Jacqueline Damécour
(Groupe Lhoist) : la commande aux artistes, un acte essentiel
Notre groupe est une affaire familiale belge, devenue le premier producteur mondial de chaux. En nous agrandissant, nous nous sommes aperçus qu’un certain nombre de personnes avaient du mal à communiquer entre elles et que les artistes, même s’ils ne parlaient pas la même langue, en tout cas, parlaient un même langage. Contrairement à d’autres collections, nous avons assez vite passé des commandes – Bernd et Hilla Becher, Joseph Koudelka ... – car, même si cela exige beaucoup de temps et d’attention, c’est la démarche la plus exaltante et je pense que dans notre collection ce sont les travaux les plus forts. Pour favoriser la compréhension de la collection par nos salariés, nous avons mis des images sur des écrans de veille, puisque tout le monde travaille sur PC dans le groupe, y compris dans les usines. Chaque écran peut contenir environ 22 photos qui tournent régulièrement, accompagnées d’un texte explicatif. Ensuite, nous sommes allés plus loin et nous avons voulu davantage lier la collection à l’entreprise. Nous avons regroupé les images – qui sont toutes conceptuelles –, en les associant aux valeurs morales et éthiques du groupe et nous avons abouti à toute une série de chapitres qui changent tous les trois mois avec des images de la collection et un texte. Maintenant ce sont les salariés qui nous fournissent les sujets et veulent parler de ressources humaines, de technologie, etc. Chaque chapitre s’enrichit. Quel est l’avenir de la collection... ? Je ne sais pas, mais je pense qu’on ne peut pas éternellement continuer à collectionner. Depuis deux ans, nous faisons voyager la collection dans le monde, dans nos divers sièges. Plutôt que de l’accrocher sur des murs de bureaux, nous préférons la prêter sous forme d’expositions toutes faites. Mais la photographie est un matériau fragile, qui connaît un problème de conservation. Je ne pense pas que nous créions un musée parce qu’un musée d’art contemporain doit bouger tout le temps, sinon il devient un musée d’art ancien... Pourquoi pas un dépôt, ou un prêt à un musée, c’est envisageable.

Grazia Quaroni (Fondation Cartier) :
la commande répond au besoin de la création contemporaine
La Fondation Cartier a toujours basé son activité sur les commandes parce que c’est la partie la plus intéressante du travail, du point de vue intellectuel (et aussi financier parfois) mais surtout parce que c’est ce dont les artistes ont besoin aujourd’hui. L’œuvre qui aujourd’hui est conçue in situ demande des équipements très particuliers qui ne sont pas à la portée des artistes. Avec les commandes, l’on répond aussi au besoin de la création contemporaine. Certaines œuvres ne peuvent pas naître s’il n’y a pas de lieu pour les recevoir. Suivre une commande n’est pas seulement payer une production, mais aussi donner la possibilité à cette œuvre d’exister. Nous n’avons jamais acheté d’œuvres en fonction de la taille de nos bureaux, mais tout ce qui peut être accroché sans danger circule dans les bureaux du personnel avec des roulements. La Fondation organise des expositions dans des musées publics et parfois privés qui permettent aux œuvres de voyager sur le plan international. Quant à l’avenir de la collection, le problème commence à se poser pour nous. Nous pensons à des dépôts à long terme. Nous avons déjà commencé avec l’œuvre de Jean-Pierre Raynaud, installée maintenant devant le Centre Pompidou et qui a beaucoup voyagé avant.

Jean-François Dubos (Secrétaire général de Vivendi) : une législation en retard
Nous sommes au tout début de la collection. Nous avons déménagé et le décorateur nous a conseillé d’accrocher des photos. Comme je suis un passionné de photographies, j’ai immédiatement sauté sur l’occasion. Notre démarche est très simple et très basique : il s’agit de décoration avec une iconographie qui essaie de rapprocher tous les styles. Mais collectionner pose un problème : acheter des photographies, des tableaux n’est quand même pas le travail d’une entreprise au départ. La Caisse des dépôts ou une banque ont l’habitude de gérer un patrimoine. Dans ce cas, acheter des photos est une façon de gérer ce patrimoine et même de le diversifier. La démarche est donc logique, compréhensive. Mais dans d’autres secteurs d’activité, il est loin d’être évident de distraire des sommes d’argent de l’actionnaire et de ce qu’il attend de la marche de l’entreprise. Tant qu’on aura cette conception élitiste de l’art et de l’entreprise – une démarche qui n’est pas du tout accompagnée par l’État du point de vue de la fiscalité et de la législation tout court – vous pourrez toujours avoir un actionnaire qui se lèvera au fond d’une salle d’assemblée générale et qui vous dira :“Monsieur, j’entends dire que vous achetez des photographies... Je n’ai pas pris d’actions de votre société pour vous voir faire ça, je vous prie de me rendre directement le produit de mon placement.” Il faut toujours avoir présent à l’esprit cette réaction car cela peut relever de l’abus de bien social. Cela freine les initiatives. Quant aux PME, elles n’ont pas les moyens, n’ont pas la disponibilité et ne sont pas en état, juridiquement, de se livrer à ce type de démarche en France aujourd’hui.

Gilles Fuchs
(Fondateur de l’Association pour la défense internationale de l’art français) : les entreprises, des lieux de vie
En tant que chef d’entreprise (ndlr : Nina Ricci), je n’ai jamais constitué de collection d’entreprise, par crainte, par hésitation. En revanche, je trouvais que l’entreprise avait deux fonctions importantes vis-à-vis de l’art contemporain : une fonction de mécénat et, d’autre part, un rôle à jouer dans l’accessibilité à l’art contemporain. Les lieux dans lesquels l’art est montré sont généralement les musées, endroits un peu statufiés, espaces de réflexion, de conservation mais pas de vie, contrairement à l’entreprise. Les entreprises ont tout intérêt à acheter des œuvres contemporaines pour montrer qu’on peut s’habituer à vivre avec. Il y a évidemment une tempérance : des œuvres qu’on ne peut pas mettre parce qu’elles peuvent être choquantes ou désagréables ; il faut pouvoir les adapter. En tant que président d’une association privée, j’essaye de susciter ce goût chez les collectionneurs privés, de donner envie de voir et de vivre avec l’art contemporain. J’essaye aussi de faire intervenir des entreprises, parce que je crois qu’elles ont besoin des artistes. Ces derniers sont très importants dans la vie économique d’un pays au sens large du terme, du point de vue de son image générale.

Régis Durand
(Directeur du Centre national de la photographie) : une inspiration pour l’institution publique
La collection d’entreprise se situe à mi-chemin entre la collection privée et la collection publique. Elle est privée juridiquement, mais elle est publique en ce sens qu’elle appartient à un groupe social. Elle est au cœur de toutes sortes de tensions et c’est ce qui la rend si novatrice. Ces collections ont un caractère de laboratoire. D’abord, la plupart d’entre elles sont relativement récentes ; elles sont en train de se constituer, de se confronter à toutes sortes de problèmes de développement, de finalité, d’orientation. Il ne s’agit pas de modèles, mais je pense que nous avons beaucoup à apprendre de la manière dont les choses évoluent dans ce type de collection, à la fois dans les rapports avec les artistes et dans les rapports avec le public. La nécessité de travailler très soigneusement à la réception de l’œuvre dans le cadre qui est le sien est évidemment très différente de ce qui se passe dans le cadre public. Il y a un travail de sensibilisation, de rapprochement auquel l’institution doit prêter attention. Dans le rapport avec les artistes, la collection d’entreprise peut avoir des positions très innovantes. Au-delà des commandes (que l’institution publique fait aussi), il existe d’autres formes encore plus souples et novatrices de travail avec les artistes comme l’accompagnement d’un projet – pas forcément suscité par l’entreprise mais apporté par un artiste – et que l’entreprise décide de soutenir, dans une optique de pluridisciplinarité.
Une manière d’associer l’artiste à une certaine expertise de l’entreprise, de lui donner l’idée de développer un projet avec des architectes, des techniciens, des ingénieurs. La grande diversité de ces collections et de leur pratique va aussi à l’encontre d’une certaine normalisation ou uniformisation du cercle des artistes que l’on retrouve dans toutes les institutions, collections publiques ou foires d’art contemporain.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°118 du 5 janvier 2001, avec le titre suivant : Photographie et entreprises : « un laboratoire »

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