Jean-Paul Monery

Conservateur du Musée de l’Annonciade à Saint-Tropez

Le Journal des Arts

Le 2 mars 2001 - 617 mots

Une fois par mois, nous invitons un conservateur à choisir une œuvre de son musée qu’il souhaite mettre en avant et faire mieux connaître du public.
Jean-Paul Monery, conservateur du Musée de l’Annonciade à Saint-Tropez, a sélectionné une peinture d’Auguste Chabaud.

C’est durant son deuxième séjour parisien entre l’automne 1907 et le printemps 1908, qu’Auguste Chabaud peint cette œuvre dont le thème, souvent évoqué par l’artiste au cours de cette période, est celui de la prostitution. La modernité de Chabaud s’exprime le plus complètement dans le sujet qui lui tient le plus à cœur, celui des filles. Avec elles on passe des scènes collectives à la figure individuelle, du spectacle extérieur à la confession intime. Il nous les montre partout où elles exercent leur métier, toujours la nuit, sous les enseignes lumineuses hurlant le mot Hôtel.

Hôtel-Hôtel est sans doute l’œuvre la plus contestataire de Chabaud, elle lui donne une place particulière au sein du mouvement fauve qui le rapproche de Vlaminck. Il use des couleurs primaires en les nuançant à peine, avec la brutalité qu’elles ont à la sortie du tube. Le rôle qu’il assigne à la couleur est cependant limité. Elle n’est jamais, comme chez Matisse ou Derain, génératrice d’espace mais sert à accentuer l’intensité du sujet représenté. Son emploi excessif dramatise le motif jusqu’à la caricature. L’attitude de Chabaud participe d’abord de l’Expressionnisme qui touche à cette époque presque toute l’Europe et se surimpose souvent en France aux recherches des fauves. La Gitane de Matisse (1906), conservée à l’Annonciade en est l’un des exemples les plus évidents. L’art de Chabaud qui ne reprend pas à son compte d’anciennes formules est résolument d’actualité entre 1906 et 1911, bien que difficilement classable. Hôtel-Hôtel est l’aboutissement de son art à la recherche réfléchie, visant à élaborer un système figuratif totalement subjectif. En effet, aucune représentation naturaliste vraisemblable n’apparaît dans l’œuvre. Seule la juxtaposition d’informations visuelles provenant de codes différents – lettres des enseignes, éléments d’anatomie féminine (corps, œil outrageusement maquillé) – atteint une puissance expressive d’une exceptionnelle intensité par ce procédé complètement nouveau. Elle est renforcée par un schéma géométrique évident qui structure les signes de cet univers éclaté.

Cette volonté d’Auguste Chabaud d’élaborer un langage plastique figuratif, mais en rupture avec le naturalisme, par un travail sur les formes, est à rapprocher de la démarche exactement contemporaine des cubistes comme Braque et Picasso. La lettre et le mot, souvent utilisés par Auguste Chabaud dans les compositions de cette période, permettent d’inscrire la scène représentée dans la réalité d’un quotidien brutalement évident. Dans Hôtel, le mot est à la fois le titre et le sujet de l’œuvre, devenant le motif décoratif dominant et la clef de toute lecture.

L’introduction de la lettre ou du mot dans une peinture est, avec Auguste Chabaud, tout à fait novatrice. Certes le mot apparaît furtivement au XIXe siècle, mais il ne devient lisible et affirmé qu’en 1906 dans les Affiches à Trouvaille de Dufy, encore que, dans ce cas, il ne s’agisse que d’une intégration dans un paysage urbain. Ce n’est réellement qu’à partir de 1910-1911 que le mot va intervenir couramment à l’intérieur des compositions cubistes et dans celles de l’avant-garde russe. Il acquiert alors en plus d’une fonction décorative, celle d’accentuer la bi-dimensionnalité de la toile. Dans Hôtel-Hôtel, la présence est obsédante à force de répétition et il devient le sujet essentiel de l’œuvre. Au vu de sa date de réalisation, il faut admettre cette peinture comme la première manifestation aboutie du “lettrisme”. Ce tableau actuellement en prêt à Montréal pour l’exposition “Hitchcock et l’Art”, peut-être vu comme signe d’un regard expressionniste possible dans le cinéma hitchcockien mais aussi et toujours comme l’actualité pérenne d’une œuvre d’une puissance éblouissante.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°122 du 2 mars 2001, avec le titre suivant : Jean-Paul Monery

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