Une espèce en voie de disparition

Comment relancer la publication d’ouvrages scientifiques sur l’art ?

Le Journal des Arts

Le 16 mars 2001 - 1124 mots

Pourra-t-on continuer encore longtemps à publier des ouvrages d’histoire de l’art à caractère scientifique ? Réduction dramatique des publications et des tirages, traductions de plus en plus rares car trop coûteuses, sont les principaux symptômes de cette crise, que certains jugent culturelle. Dans ce contexte précaire, l’Institut national d’histoire de l’art (Inha) prépare actuellement une politique d’édition, conçue comme une mission de service public. Néanmoins, le rôle qu’il entend jouer dans le paysage éditorial suscite déjà des réserves dans la profession.

PARIS - Déplorer le déclin de l’édition d’art en France est devenu à la fois un lieu commun et un euphémisme. Au-delà des beaux livres, des monographies et des catalogues d’exposition, une question déjà abordée par ailleurs (lire le JdA n°79, 19 mars 1999), les textes à caractère scientifique, qu’ils soient historiques ou théoriques, subissent de plein fouet la crise qui affecte d’une manière générale l’édition française en sciences humaines. La vente de 1 000 à 1 500 exemplaires constitue désormais un horizon indépassable. Dans ce paysage désolé, l’Institut national d’histoire de l’art (Inha) met en place une politique d’édition, qui s’articule en plusieurs volets. Outre la publication d’une volumineuse revue annuelle, destinée à de longs articles de recherche, le point fort du programme éditorial concerne les thèses des jeunes chercheurs. S’ils peuvent aujourd’hui les publier, via par exemple L’Harmattan, la diffusion, faute d’un vrai travail d’édition, n’est pas possible.

Responsable avec Philippe Sénéchal des publications de l’Inha, Pierre Wat, maître de conférences à l’université de Tours, nous a détaillé ses ambitions : allier “garantie scientifique et souci éditorial”. En clair, publier des ouvrages à la fois rigoureux dans leur démarche intellectuelle, et lisibles. À l’issue d’un premier appel à manuscrits, seize thèses ont été soumises au comité scientifique ; trois d’entre elles ont été sélectionnées et seront publiées l’année prochaine. Tout le champ de l’histoire de l’art, de l’Antiquité à l’art contemporain, est bien sûr concerné par cette politique.

Une sélection complexe
La succession de filtres mise en place contraste avec les habitudes éditoriales. La thèse doit être accompagnée d’une recommandation du directeur de recherche, elle fait ensuite l’objet de deux rapports, l’un par un membre du comité scientifique, l’autre par une personne extérieure (dont le compte-rendu est anonyme), et, sur la foi de ces avis, le comité, qui devra “s’interroger sur la pertinence du manuscrit et de sa publication”, désigne les heureux lauréats. “Il s’agit d’éviter que les enjeux intellectuels et personnels influent sur le choix”, explique Pierre Wat. Vu ce luxe de précautions, on prend la mesure des luttes d’influence qui agitent l’Université française. Face à la mise en place de ce système, d’aucuns brandissent déjà le spectre du corporatisme, de l’autosatisfaction, et craignent le triomphe de la pensée unique. “Celui qui a une approche totalement différente de ce qui est enseigné  à Paris-I et Paris-IV n’a pas sa chance”, considère l’éditeur Gérard Monfort, qui a publié récemment Peindre au couvent de Jeffrey Hamburger. L’inquiétude est proportionnelle au rejet qu’inspire le poids étouffant du positivisme à la Sorbonne (certains moquent le “paradigme philatélique”), au détriment des autres courants de l’histoire de l’art. Elle est d’autant plus justifiée que l’association de plus en plus systématique des éditeurs privés avec les musées pour les catalogues d’exposition a favorisé la diffusion de la pensée la plus académique. Cette généralisation des coéditions témoigne d’une frilosité accrue face à un marché en voie de contraction accélérée. “La première crise en 1991-1992 était économique, la seconde depuis 1997-1998 est culturelle”, analyse Yves Michaud, responsable de la collection “Rayon Art” chez Jacqueline Chambon. Plus prosaïquement, “les étudiants n’achètent rien parce qu’ils photocopient les livres, parfois avec la complicité des professeurs. Et les enseignants n’achètent plus de livres non plus. Enfin, il n’y a plus de débat sur l’art contemporain.” La mutation culturelle profonde de la société, qui a vu le recul des humanités et de la curiosité, joue en l’espèce un rôle destructeur sur ce secteur, également fragilisé par les mutations de la librairie. On chercherait en vain les livres de la plupart des éditeurs mentionnés ici dans une Fnac, alors que la société contrôlée par François Pinault se pose pourtant en héraut du combat culturel.

De son côté, la presse a sa part de responsabilité dans cette situation : une place de plus en plus restreinte est réservée à ces ouvrages aussi bien dans la presse généraliste que les mensuels spécialisés. Plus globalement, la critique est confrontée à un problème de crédibilité. Comment convaincre d’acheter un ouvrage, souvent cher, avec une simple notule ?

Des traductions en recul
Nonobstant ces difficultés, des éditeurs courageux persévèrent dans cette voie, au prix de conditions extrêmement précaires. Dans ce Fort Alamo de la pensée, résistent encore Macula (qui propose fin mars une nouvelle édition du Journal de voyage du cavalier Bernin en France), Gérard Monfort, Jacqueline Chambon avec “Rayon Art”, ou encore quelques ouvrages isolés chez Gallimard (“Art et artistes”) et Hazan. Côté institutionnel, l’École nationale supérieure des beaux-arts (Énsb-a) a lancé en 1991 une politique de réédition pour remettre à la disposition du public des textes anciens difficiles à trouver. Si cette collection, “ Beaux-arts Histoire”, dirigée par Denis Mellier, Marie-Karine Schaub et Pierre Wat, continue, avec notamment la Grammaire des arts du dessin de Charles Blanc), “Espaces de l’art”, ouverte aux historiens de l’art contemporain, a en revanche été arrêtée. Cela n’empêche pas de bonnes surprises : les Éditions de minuit publient ainsi Georges Didi-Huberman. Quant à la collection “Art” du Livre de poche, sous la direction de Philippe Sénéchal, elle continue à un rythme peu soutenu, puisque la dernière parution remonte à fin 1999. De plus, le principe du poche implique un tirage plus conséquent pour proposer un prix raisonnable. Et ce n’est pas parce que le livre est moins cher qu’on en vend beaucoup plus. Dans ce contexte tendu, la traduction de textes étrangers est devenue de plus en plus difficile. En effet, les frais induits par la traduction, supportables à 2 500 ou 3 000 exemplaires, ne le sont plus à 1 000 ou 1 500. La difficulté de trouver de bons traducteurs n’arrange rien. Un système d’aides est offert aux éditeurs auprès du Centre national du livre (CNL) et de la Fondation de France. Mais, “en tant que président de la commission Art du CNL, je constate une diminution considérable des demandes de subvention, qu’il s’agisse des aides à la traduction ou des avances à la publication, note Yves Michaud. Cela reflète la mévente.” En partenariat avec les deux institutions précitées, l’Inha va créer une structure pour relancer un programme d’aide à la traduction et s’efforcer de convaincre des éditeurs réticents. Mais, plus que d’aides supplémentaires, ceux-ci ont surtout besoin d’acheteurs.

- Le Salon du livre se tient Porte de Versailles à Paris, jusqu’au 21 mars.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°123 du 16 mars 2001, avec le titre suivant : Une espèce en voie de disparition

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