Lire les images selon Manguel

Le Journal des Arts

Le 13 avril 2001 - 593 mots

Après son Histoire de la lecture, Alberto Manguel n’a pas perdu le goût de lire, mais cette fois-ci il exerce son érudition sur les images, qu’elles soient de Picasso ou Robert Campin, de Joan Mitchell ou Caravage. À travers les expressions de ce goût éclectique, il éclaire les « constellations qui se déploient dans notre cerveau lorsque nous voyons une œuvre d’art ».

Alberto Manguel s’était fait connaître en France grâce à Une histoire de la lecture. Avec son nouvel ouvrage, dont le titre original Reading pictures était plus explicite que celui de l’édition française, il se propose de “lire” les œuvres qui composent son “livre d’images” personnel. Car, écrit-il, “les éléments de notre réaction, le vocabulaire dont nous nous servons pour tirer d’une image une histoire (qu’il s’agisse des barques de Van Gogh ou du portail de la cathédrale de Chartres) ne sont pas déterminés seulement par l’iconographie universelle, mais aussi par un vaste registre de circonstances privées et sociales, fortuites et obligatoires”. À raison d’une œuvre par chapitre, Manguel explore un échantillon éclectique de l’art occidental, de Joan Mitchell à Caravage, de Tina Modotti à Lavinia Fontana, de Picasso à L’Aleijadinho. Avec pour fil conducteur cette interrogation : “Toutes les images se laissent-elles traduire en un langage intelligible révélant à qui les regarde ce que nous pourrions appeler leur Histoire, avec un grand H ?” S’appuyant sur la notion d’anzia avancée par la critique italienne Giovanna Franci, il met en évidence “le désir angoissé de l’interprétation” ; ainsi, “même l’absence de langage finit par devenir langage dans l’œil de celui qui regarde”. Si, malgré quelques approximations, l’érudition de Manguel impressionne, le ton encyclopédique manque parfois de ferveur et d’enthousiasme, et l’ouvrage n’échappe pas à un certain mécanisme.

Le chapitre consacré à la mosaïque romaine composée d’après une peinture perdue de Philoxène, La Bataille d’Issos, est exemplaire de sa méthode. Condensant autour du reflet un réseau complexe de correspondances, dans lequel se mêlent l’anecdote historique et la réflexion philosophique, Narcisse et Véronique, Platon et Borges, il livre une stimulante méditation sur la connaissance de soi, sur l’art comme miroir. Plus loin, Alberto Manguel met au jour les ambiguïtés de Picasso : provoquant sciemment la douleur de Dora Maar, il en tire parti pour peindre la plus vigoureuse dénonciation de la violence et de la cruauté qui soit : Guernica. En regardant les œuvres, “je m’efforce de comprendre ce que je vois et de lire les images en conséquence, mais les fils narratifs qui conduisent à elles ne cessent de s’entrecroiser : l’histoire que suggère le titre d’une œuvre, l’histoire de la création de cette œuvre, l’histoire de son créateur et la mienne”.

Toutefois, à trop lire, l’auteur oublie parfois de regarder. Que les œuvres de la Canadienne Marianna Gartner se prêtent bien au commentaire ne leur confèrent aucune qualité esthétique. En revanche, pour rester dans la création contemporaine, son sens de l’analyse trouve mieux à s’exercer sur le Mémorial de l’Holocauste à Berlin. Il déplore que “le projet de Peter Eisenman ignore la gravité du débat et donne du prestige au monument proprement dit, à la construction, à ‘l’œuvre d’art’ et non à l’événement terrible qu’il est censé commémorer”. Il “exclut le spectateur qui tente de fouiller sous la surface ; il autorise seulement par le caractère intellectuel de sa conception, un simulacre de liberté dangereusement proche de l’indifférence”. Face à un tel monument, une seule réaction s’impose : circulez, y a rien à lire !

- Alberto Manguel, Le Livre d’images, éd. Actes Sud, 2001, 380 p., 159 F. ISBN 2-7427-3170-9.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°125 du 13 avril 2001, avec le titre suivant : Lire les images selon Manguel

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