Rassasiée, la capitale allemande stoppe sa fièvre de construction

Omniprésents dans les chantiers berlinois, les architectes français marquent le pas

Le Journal des Arts

Le 13 avril 2001 - 2097 mots

Désamour ou désintérêt ? Berlin sourit moins aux architectes français. La France n’a-t-elle pas su renvoyer l’ascenseur en oubliant d’inviter des architectes allemands, ou bien est-ce tout simplement la conséquence d’un essoufflement de la nouvelle capitale qui a tant construit et reconstruit ?

À Berlin, le vieux fantôme du château réapparaît. Tandis que les grues achèvent la réunification de la ville, le débat fait rage dans la nouvelle capitale allemande. La grande question, quelque peu surréaliste, porte aujourd’hui sur l’opportunité de reconstruire – ou non – le vieux château de Berlin ! Dynamité, ce dernier fut remplacé par un palais de la République, bien typé RDA, auquel seuls les nostalgiques de cette ère s’accrochent à présent. Certains avancent l’hypothèse de voir le bâtiment rhabillé de façades anciennes. Détestable façadisme ! On parle également d’y installer un musée d’ethnologie... La question sera tranchée à la fin de l’année.

Berlin a complètement changé de physionomie. La ville a réussi à opérer très vite la suture du tissu de son centre déchiré. La bande de la partition, ce “no man’s land” de 300 mètres de large, a été gommée ; seule subsiste une ligne de doubles pavés qui signifie le tracé du mur. Tous les regards se portent maintenant sur la célèbre Alexanderplatz, cette grande esplanade en passe d’être modelée avec un grand projet tertiaire signé Hans Kolhoff : un alignement de douze tours de briques évoquant davantage le vieux Chicago que le nouveau Berlin... Ce grand aménagement, s’inscrivant dans la reconquête d’un espace cher à Alfred Döblin et sévèrement défiguré, est programmé pour la prochaine vague d’investissements car, pour l’instant, Berlin commence à souffler, à digérer son overdose de (re)construction. Paris a connu la même situation après la vague des grands projets de François Mitterrand.

Le grand boom d’après la chute du Mur est fini. La Postdamer Platz a retrouvé forme urbaine sous l’égide de l’architecte en chef Renzo Piano, et le Reichstag, monument des plus mythiques, a repris vie grâce à sir Norman Foster et à sa prestigieuse coupole de verre à double hélice intérieure. Tous les ministères ont déjà bâti leur nouvelle implantation dans la capitale, et l’achèvement de la Chancellerie, œuvre monumentale du Berlinois Axel Schultes face au Reichstag, marque le début de la pause en matière d’équipements publics notamment.

L’arrêt du projet de la Topographie de la Terreur [centre d’expositions et de documentation dessiné par l’architecte Peter Zumthor] pour cause de gros dérapage budgétaire (de 35 à 70 millions de Marks allemands) est l’un des signes tangibles de cette phase de rigueur. Endettée à hauteur d’environ 5 milliards de Marks (16,7 milliards de francs), la Ville de Berlin s’est résolue à changer de cap en se recentrant sur le logement social. La réhabilitation des grands ensembles construits par l’ex-RDA, où l’on compte environ 25 % de chômage, est le grand chantier des deux prochaines décennies. La conséquence de ce repli est la raréfaction des grands concours, ce qui laisse au secteur privé l’initiative de poursuivre le développement des équipements tertiaires et autres centres commerciaux : le gigantesque Sony Center de Helmut Jahn en reste le plus flamboyant exemple avec son grand chapiteau tendu dans le skyline berlinois...

À l’instar de Barcelone, Berlin est très impliquée sur le terrain de l’architecture. On peut même parler d’un engagement politique dans ce domaine. Le sénat de Berlin – la capitale est un Land à elle toute seule – a viré de bord. Hans Stiman, le patron de l’architecture, est ainsi revenu au pouvoir avec des fonctions renforcées : secrétaire d’État à l’Urbanisme et la Construction. Partisan de l’unité architecturale de Berlin, et de “la reconstruction critique” tant critiquée, il est néanmoins celui qui a participé à l’ouverture de la ville aux architectes étrangers, de l’Anglo-Irakienne Zaha Hadid au Suisse Peter Zumthor, en passant par des grandes signatures françaises.

Le Corbusier a ouvert la voie
Les Français à Berlin ? Sans remonter jusqu’au XVIIIe siècle où, suite à la révocation de l’Édit de Nantes, de nombreux architectes avaient quitté la France pour s’installer sur des terres plus accueillantes, Le Corbusier a ouvert la voie, dans les années 1950, en construisant l’une de ses cités radieuses dans le quartier de Hansa Viertel. Emboîtant le pas de son célèbre prédécesseur, Claude Vasconi se distingue en 1988 en remportant le concours pour l’usine Bosch. Mais il sera le premier lauréat à ne pas construire ce qu’il a gagné... Néanmoins, remarqué dans cette consultation, l’architecte français sera appelé pour réaliser le projet de Spandau, un grand ensemble tertiaire dont la première phase a été réalisée en 1994. “Berlin reste une immense ville ouverte, décrit Claude Vasconi, l’un des architectes français les plus actifs en Allemagne, une ville extrêmement jeune avec beaucoup de vitalité, une ville polycentrique. C’est pour moi une ville du devenir. Et si la coupure disparaît, il reste encore beaucoup d’espaces à reconquérir.” Son grand projet berlinois peut se voir au nord de la ville : la reconversion partielle du site Borsig, une emprise industrielle à l’échelle des terrains Renault à Billancourt.

Dans cette cité de briques du XIXe siècle, dont certains éléments sont classés, étaient fabriquées des locomotives. Des grandes halles, Vasconi gardera non seulement les éléments de patrimoine protégé, comme les cinq pignons en brique, mais également la forme des bâtiments, dont la longueur se prêtait à développer un projet urbain sur la base d’un programme commercial avec multiplexe. Inauguré en 1999, cet ensemble placé sous le signe de la mémoire du lieu déploie ses espaces sous une nouvelle structure de métal : de généreux arcs contemporains dont les portées atteignent jusqu’à 43 mètres. Claude Vasconi achève actuellement un chantier de bureaux plus banals sur la place Gendarmen Markt, célèbre pour ses deux églises et son grand théâtre néoclassique signé Schinkel.

Ce quartier restera marqué par l’intervention de Jean Nouvel sur Friedrichstrasse, avec l’implantation des Galeries Lafayette. Un long vaisseau de verre sérigraphié et sombre affiche une grande sobriété à côté d’immeubles quelque peu clinquants. L’effet est à l’intérieur avec un jeu de cônes inversés cherchant à accroître la profondeur de cet immeuble qui s’inscrit parfaitement dans les gabarits du quartier. Autour de ce puits de lumière inédit, dont les parois de verre s’animent de couleurs irisées, s’organise le commerce. C’est un lieu d’attraction. Mais le coup n’a marché qu’à moitié, car seuls les touristes sont captivés par ce jeu sur le double cône, le magasin ne fonctionnant pas très bien (le grand cône dévorant beaucoup d’espace), sauf en sous-sol. Car l’une des particularités de ce bâtiment est de former l’élément fort d’un long passage souterrain qui passe sous les îlots en ignorant les rues.

Plus au nord, à un jet de pierre de la Hamburger Bahnhof, cette ancienne gare finement transformée par le Berlinois Josef Kleihues en musée d’art contemporain, le paysagiste Christophe Girot est intervenu sur l’Invaliden Platz. En dépit de la présence de l’eau et de la “végétalisation”, la minéralité de ce nouvel espace public saute aux yeux. En lisière d’une grande cité hospitalière défigurée par un énorme bloc dans les années 1970, le lieu est marqué par une grande diagonale de béton qui s’enfonce dans le sol. Est-ce l’allégorie du Mur disparaissant, ou bien le symbole des sinistres barres de l’Allemagne de l’Est dont il faut se débarrasser ? Toujours est-il que le dessin fortement conceptuel – que l’on saisit mieux en montant au sommet de ce grand plan incliné – ne produit pas un lieu très agréable à vivre. D’ailleurs, il est désert...

Revitalisation d’un quartier déshérité
À Berlin, le circuit des branchés de l’architecture est rythmé selon trois étapes majeures : le Reichstag revisité par Foster ; le Musée juif, chef-d’œuvre de l’architecte américain Libeskind ; et le grand complexe sportif réalisé par Dominique Perrault sur Landsberger Allee, loin du centre-ville, dans l’ex Berlin-Est, un grand projet olympique initialement pensé dans le cadre de la candidature pour les Jeux olympiques de l’an 2000. Mais, si Sydney l’a emporté, Berlin n’a pas perdu au change pour autant. La capitale allemande a conservé le cap et construit un équipement fort, financé à 100 % par des fonds publics.

Lauréat devant le Japonais Maki et le Britannique Rogers notamment, l’architecte de la Bibliothèque nationale (BNF), site François-Mitterrand, signe là une œuvre majeure. Le complexe sportif – un vélodrome et une piscine – s’inscrit dans une démarche autant territoriale qu’architecturale. Acte fondateur de la revitalisation d’un quartier déshérité, le gigantesque bâtiment (500 mètres par 200) se fait oublier tout en créant son propre paysage. Dans cette architecture de talus, viennent s’encastrer les équipements. Une tranche de cylindre pour le vélodrome, un carré pour la piscine.
Après la BNF, premier champ d’expérimentation pour le tressage du métal, la maille est devenue un véritable matériau d’architecture mis en oeuvre à grande échelle. À Berlin, cette texture constitue la seule peau des bâtiments, de la toiture comme des façades, ce qui renforce le caractère unitaire du projet. “Les Allemands mettent les moyens pour avoir de la qualité, et ensuite ils l’entretiennent, souligne Dominique Perrault. Si la Bibliothèque nationale de France était aussi bien entretenue, il y aurait beaucoup moins de problèmes.”

Depuis la livraison de ce projet très bien vécu par les Berlinois, qui y ont gagné un grand espace public agrémenté de pommiers, l’architecte français a étudié la récupération de friches industrielles au sud de la ville le long de la Spree (encore dans l’ancienne Berlin-Est), en vue de l’installation d’une université.

Reconstruction critique... Telle était la figure imposée aux architectes pour l’aménagement de la Pariser Platz, ce grand espace fermé par la célèbre porte de Brandebourg, au bout de l’avenue Unter den Linden. L’ambassade de France y aura bientôt pignon sur rue. Elle fera face à l’Académie des arts, en cours de construction par Gunther Behnisch et à la DG Bank (avec son intérieur époustouflant) signée Frank Gehry.

Tous les nouveaux bâtiments devaient s’inscrire dans des gabarits très stricts et respecter des règles de percement très précises. Dans ce contexte des plus contraignants, la marge de manœuvre était très étroite. D’autant plus que Christian de Portzamparc, lauréat d’un concours très controversé, a hérité d’une parcelle impossible, étroite et en équerre. Cette “baignoire à béton”, selon l’expression de l’architecte de la Cité de la musique, va être transformée avec l’aide du paysagiste Régis Guignard. Le projet s’appuie sur un grand mur végétal, au pied duquel s’étire un jardin haut, conçu pour les déambulations des diplomates, surplombant une cour basse.

“Il n’y a pas de liberté dans cet exercice, déplore Portzamparc. Tout ceci n’est qu’un collage hétéroclite qui ne sera jamais une merveille. L’hôtel Adlon n’est qu’un pastiche de lui-même !” Le vieux palace a en effet été bricolé avec un étage supplémentaire tout en restant dans l’ancien gabarit : le volume des chambres en a pâti...

Derrière une façade dont l’esthétique hybride essaye de cadrer avec cet urbanisme avec corniche, socle et ton de pierre (du béton éclaté comme au palais de justice de Grasse), l’ambassade va offrir une ambiance bien plus aimable avec des espaces différenciés et des entre-deux. “J’aurais aimé proposer des schémas qui ouvrent l’îlot, regrette Portzamparc, mais dans de telles conditions, j’ai préféré privilégier la vie intérieure.” L’ambassade doit ouvrir ses portes en 2003.

Aux portes de Berlin, Rudi Ricciotti a livré la salle de la Philharmonie de Postdam. Si elle n’a pas l’ampleur de sa grande sœur berlinoise (la très plastique Philharmonie de Hans Scharoun), cette salle se distingue par ses qualités d’intégration urbaine.

“La destruction de la Nikolaisaal serait une attitude culturelle irresponsable”, avait déclaré l’architecte du stadium de Vitrolles en rendant hommage à l’ambiance très poétique du lieu (une ancienne salle des fêtes). Ricciotti s’est coulé dans les vieux murs en désaxant subtilement la salle symphonique.
À l’intérieur, elle se montre, tout en sensualité, dans des habits blancs très contemporains.

En attendant que Berlin retrouve son souffle, les autres interventions françaises ne se feront que dans le domaine privé. Or les grands architectes servent de cheval de Troie dans une ville pour les promoteurs ; le tout récent salon du Mipim à Cannes l’a démontré. La “French touch” fera-t-elle alors la différence ? Les grandes métropoles allemandes comme Munich et Francfort (avec notamment un grand projet de Jean Nouvel et Christian de Portzamparc) semblent avoir déjà pris le relais, montrant à leur tour un insatiable appétit d’architecture.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°125 du 13 avril 2001, avec le titre suivant : Rassasiée, la capitale allemande stoppe sa fièvre de construction

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