Venise, un royaume pour Annlee

Pierre Huyghe joue du réel et du virtuel

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 8 juin 2001 - 763 mots

Le pavillon français de la Biennale de Venise accueille à nouveau, après Fabrice Hybert en 1997, un jeune artiste en la personne de Pierre Huyghe. Ce dernier a conçu un projet dans la logique qui structure depuis quelques années son travail, ou celui d’artistes tels que Philippe Parreno, présentant des œuvres volontiers réalisées à plusieurs mains. Sa volonté de confier le commissariat du pavillon non pas à une seule personne, mais à un centre d’art, en l’occurrence le Consortium de Dijon, est elle aussi symptomatique d’une logique qui déjoue une certaine notion d’auteur.

En entrant dans le pavillon français, le visiteur découvre des espaces entièrement recouverts de moquette qui donnent au lieu un aspect feutré. Mais, en réalité, les choses ne se passent pas au sol, mais plutôt au plafond, puisque Pierre Huyghe y a installé des dalles lumineuses. Commandé par deux joysticks, un logiciel permet de jouer au “Pong”, un jeu de la première génération équivalent au tennis et bien connu des férus des consoles de jeu Atari. Le travail de l’artiste semble en effet se porter aujourd’hui sur quelques souvenirs d’adolescence : les premiers jeux, l’ambiance des grands ensembles des années 1970, voire les bandes dessinées et autres mangas.

Avec Philippe Parreno, l’artiste a d’ailleurs fait l’acquisition pour 46 000 yens (environ 2 800 francs), au Japon, des droits d’un personnage de films de mangas à la société K.Works spécialisée dans la production en série de personnages. Outre les deux artistes précités, plusieurs créateurs – Dominique Gonzalez-Foester, Rikrit Tiravanija, Liam Gillick, François Curlet et Pierre Joseph – ont ou vont réaliser un film court en mettant en scène Annlee, cette “héroïne” ou, plutôt, cette anti-héroïne. L’ensemble de ces épisodes s’inscrit dans un projet unique intitulé “No ghost just a shell”, écho à Ghost in the Shell (1996), le chef d’œuvre de l’animation japonaise signé Mamoru Oshi. La production de ces épisodes est assurée par Anna Sanders Films sarl, une entreprise créée par Charles de Meaux, Philippe Parreno et Pierre Huyghe. Selon ce dernier, “cette société permet d’établir un rapport réel avec le champ du cinéma et de se donner les moyens d’y travailler. Cinéma et art ont des structures de diffusion et des économies différentes. Nous sommes dans une fiction complète dans le champ de l’art quand on essaie de mimer le cinéma. Nous ne pouvons qu’en simuler la forme”. Sanders Films sarl a déjà produit des courts-métrages comme Riyo (1999) de Dominique Gonzalez-Foerster, Stanwix (1999) de Charles de Meaux, et le long-métrage Le Pont du trieur (1999) de Charles de Meaux et Philippe Parreno.

Pour le pavillon français de la Biennale de Venise, Pierre Huyghe a réalisé un nouvel épisode de 6 minutes mettant en scène Annlee : One Million Kingdoms. Dans cette œuvre, la jeune femme virtuelle se déplace en énonçant un texte écrit par l’artiste. Le paysage en arrière-plan est constitué d’une modélisation en trois dimensions de sa propre voix, elle-même réalisée à partir de celle de Neil Armstrong. Cette œuvre est projetée dans une salle du pavillon dans laquelle est également présentée une lumière en forme d’arbre (Sans titre, 2001). La partie inférieure de cet objet comprend un banc conçu pour l’espace public, en particulier des grands ensembles, par Elsie Crawford en 1972. Ce prototype dont les éléments en verre ont été réalisés en collaboration avec le Cirva, le Centre international du verre et des arts plastiques de Marseille, a été conçu avec Philippe Parreno et les graphistes de M/M.

Le travail de Pierre Huyghe se construit en effet aujourd’hui autour d’étroites collaborations avec des créateurs de sa génération. Sa démarche s’élabore à partir de multiples points de vue, se fabrique collectivement, se nourrit du dialogue et de l’expérience de ses fidèles complices. Elle relève également d’une autre logique, celle de la remise en question de la notion d’auteur qui reste cependant l’une des pierres angulaires de l’histoire de l’art et de son marché. Huyghe se place en effet lui-même dans un esprit proche de celui qui a cours dans le domaine de la production cinématographique. “Le modèle cinéma”, avec ses partages des tâches ou ses logiques financières, tend alors à se substituer à celui mis d’ordinaire en œuvre dans les arts plastiques. Une démarche qui, en somme, s’assoit sur de nouvelles économies.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°129 du 8 juin 2001, avec le titre suivant : Venise, un royaume pour Annlee

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