Histoire

De Cuba à Cuba, en passant par l’art

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 13 février 2008 - 916 mots

Le Musée des beaux-arts de Montréal se penche sur la « cubanidad », entre modernité artistique et politique de libération.

MONTRÉAL - Vu de Paris, le lien entre l’histoire moderne de Cuba et l’art passe par quelques figures et moments-clés : le pont ouvert par Wifredo Lam dans les années 1930 ; puis, dans les années 1960, les attachements camarades à la révolution castriste venant des intellectuels et des artistes, à la suite de Sartre. C’est l’époque des visites en délégation comme celle de 1967, qui donne l’occasion d’un mural collectif à cent mains, morceau de bravoure d’une surface de 55 m2 qui, avant d’être présenté dans l’actuelle exposition de Montréal, n’avait quitté l’île qu’à l’occasion du Salon de Mai-68 à Paris.
«  ¡Cuba !  », proposée par le Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM), au terme d’une collaboration fructueuse avec les institutions cubaines, élargit grandement la perspective. Elle embrasse une échelle historique ambitieuse : 1868 à nos jours, soit cent cinquante  ans qui permettent de croiser art et histoire générale afin de constituer un parcours réfléchi. Pourquoi à Montréal ? L’axe Cuba-Canada est une réalité multiple, complexe et ancienne, qui se définit aussi par défi vis-à-vis de l’encombrant voisin, les États-Unis. C’est un axe économique, avec des échanges de matières premières et du tourisme, en faveur de l’île. On va depuis le XIXe siècle du Canada à Cuba pour faire des affaires et, bien sûr, en villégiature balnéaire. Mais sonder l’histoire cubaine aujourd’hui, c’est aussi une manière de revenir à la question de l’histoire du Canada, de l’héritage colonial, de la constitution des nations du Nouveau Monde par des émigrants d’origine et de condition très différentes.
La collaboration entre le grand musée privé à l’américaine qu’est le MBAM, le très public Museo Nacional de Bellas Artes (MNBA) et la Fototeca de Cuba, s’est construite, aux dires des commissaires, sur un intérêt mutuel et un engagement des institutions directement concernées – mais aussi du MoMA (Museum of Modern Art) à New York, important prêteur, et de collectionneurs privés. Le résultat est une exposition tout à fait inédite, tant à l’égard de l’histoire générale que de l’art. Double ambition qui est heureusement relevée par le parcours proposé. Sans se trouver réduites à leur dimension documentaire, les œuvres n’en témoignent pas moins de l’histoire et acceptent sans forçage un découpage en cinq sections chronologiques, depuis « 1868-1927 (Images de Cuba : à la recherche d’une expression nationale) » à « 1980-2007 (La révolution et moi : l’individu dans l’histoire) ». La trame événementielle importe moins ici que la manière dont la peinture cherche les formes d’une expression propre. Après un premier temps, au XIXe, d’académisme importé (entre autres du Canada) qui conforte au travers du genre paysager une vision paradisiaque de l’île – telle que Colomb le premier la décrivit –, le propos de l’exposition est bien de montrer comment, au travers des arts et essentiellement de la peinture, se cherchent et se précisent des signes des cultures actives sur l’île, mêlées de manière caractéristique : héritage afro, baroque espagnol, en passant par l’ouverture sur la modernité picturale européenne. Le mélange caraïbe demeure préoccupé de la difficile libération de l’île, par le regard sur les petites gens, la mise en scène du peuple et du quotidien, sans écarter un symbolisme dense, aux origines multiples.
Le parcours est rythmé par des ensembles photographiques et documentaires, travaux de photographes connus alors (Joaquín Blez) ou simples cartes postales, qui entretiennent un rapport direct aux réalités historiques et sociales, à la misère rurale comme au monde de la nuit dans la capitale. Ainsi encore de la salle Walter Evans, lequel se rendit sur l’île en 1933. Les salles de peinture rendent compte de la singularité des démarches (Juan Ponce de León en vis-à-vis de Marcelo Pogolotti) et des influences européennes, quand les leçons de Picasso, Léger ou Matisse rejoignent des simplifications primitivistes ou des usages hardis de la couleur. On retrouve cette double tentation brillamment maîtrisée avec des œuvres réalisées par Wifredo Lam lors de son retour à Cuba dans les années 1940, et présentées dans une salle pivot du parcours. La modernité et l’efficacité du graphisme produit dans le vent de la révolution marque une forme d’accélération de l’histoire. La production artistique engagée ou résistante (et souvent engagée puis résistante) y demeure pluraliste dans ses formes, sans effet normatif comparable au réalisme socialiste. L’invention plastique se fait plus individuelle, et répond aux itinéraires désormais personnels des artistes. La manifestation tend à montrer, d’une part, que les préoccupations plastiques (rapport à l’objet, à l’image, pratiques de l’installation, prégnance de la photographie) sont similaires, malgré l’embargo, la distance et l’insularité, à celles des contemporains continentaux européens et américains. Elle laisse entendre par ailleurs que le champ de l’art serait resté un espace d’impertinence possible eu égard à l’autoritarisme du régime. Du néoprimitivisme d’un José Bédia ou d’une Ana Mendieta, d’une appropriation du portrait du Lider Maximo par José Toirac, de l’ironie de Los Carpinteros ou d’un Lázaro Saavedra, du ton désabusé d’un Carlos Garaicoa, il serait bien aventureux pourtant de conclure pour les Cubains. Mais il leur serait sûrement précieux, à eux, de faire cet exceptionnel parcours dans leur propre histoire.

¡Cuba ! Art et histoire de 1868 à nos jours, jusqu’au 8 juin, Musée des beaux-arts, 1380 Sherbrooke Ouest, Montréal, tél. 1 514 285 2000, tlj sauf lundi 11h-18h, mercredi jusqu’à 21h, samedi-dimanche 10h-18h, www.mbam.qc.ca. Catalogue, à paraître le 20 février aux éditions Hazan, 424 p., 450 ill., 45 euros, ISBN 978-2-7541-0282-7.

¡Cuba !

- Commissariat : Nathalie Bondil, directrice du MBAM (Montréal) avec Moraima Clavijo Colom, directrice du MNBA (La Havane), Lourdès Socarrás, directrice de la Fototeca de Cuba
- Nombre d’artistes : environ 150
- Nombre d’œuvres : 411

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°275 du 15 février 2008, avec le titre suivant : De Cuba à Cuba, en passant par l’art

Tous les articles dans Création

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque