« L’artiste a le devoir d’être amoureux de la beauté »

À l’occasion de l’exposition Balthus à Venise, le JdA publie un entretien exclusif entre le peintre et l’acteur Richard Gere

Le Journal des Arts

Le 14 septembre 2001 - 2163 mots

Près de deux cent cinquante œuvres de Balthus sont présentées jusqu’au 6 janvier 2002 au Palazzo Grassi, à Venise, pour ce qui constitue la plus grande exposition jamais consacrée au peintre disparu à l’hiver dernier. À cette occasion, nous publions un entretien exclusif entre l’acteur américain Richard Gere et Balthus.

Leur amitié remontait à plus de vingt ans, leur première rencontre ayant eu lieu alors que Richard Gere était en tournage en Italie. Le texte ci-dessus est issu d’une conversation qui a eu lieu entre eux alors que Richard Gere séjournait dans la maison de Balthus dans les montagnes suisses. Le peintre devait décéder peu après cet entretien, à l’âge de quatre-vingt-douze ans.

Richard Gere : Votre univers m’a toujours intéressé parce que l’on ne comprend pas immédiatement pourquoi votre peinture agit avec autant de force sur le cœur ou sur l’esprit. Cette interaction est tellement subtile. Les surréalistes, les expressionnistes abstraits, les artistes conceptuels investissent certaines parties de notre cerveau et l’on comprend assez bien comment ils agissent sur nous. Vous, en revanche, vous utilisez des images reconnaissables dans des décors naturalistes qui fragmentent le temps et l’espace, créant un effet qui échappe à ces deux concepts.
Balthus : Hors du temps, oui. Ce qui m’intéresse le plus, ce sont les images reconnaissables, ce que Braque appelait l’effet pictural.

Donc le contenu ne présente pour vous aucun intérêt.
Non. Par exemple, lorsque j’ai commencé, j’ai peint La Leçon de guitare pour faire scandale. C’était le seul moyen d’attirer l’attention, mais ce qui me plaît, c’est que ce tableau est à présent considéré comme une peinture. Le thème n’est qu’un prétexte.

Exactement. Lorsqu’on regarde vos tableaux, on a l’illusion d’une histoire. Ils présentent tous le confort et les signes d’une narration. Nous aimons tous nous asseoir autour d’un feu pour écouter une histoire.
Vos paroles sont emplies de sensations et d’images. Votre conversation a toutes les qualités d’un film.

Il est vrai que j’ai tendance à voir les choses et les idées comme des images.
Fellini faisait de même, et moi aussi. Lorsque je vois quelqu’un, je l’ébauche avec mes yeux. Je regarde toujours le monde comme le sujet d’un tableau.

[...]

Le dalaï-lama est très prudent lorsqu’il parle de religion. Il dit toujours “ma religion est bonté”.
Lorsque j’ai rencontré le dalaï-lama, j’ai été surpris par son aura, cette force presque tangible que très peu de gens ont. Étrangement, il était scandalisé de voir comment, moi, en tant que peintre, je vendais mes œuvres. Comme les Irlandais, je suis très catholique. Je crois profondément en la prière.

Qui priez-vous ?
Dieu, naturellement.

Quelle est votre vision de Dieu ? Qui est Dieu ?
Tout.

Donc vos prières s’adressent à tout, partout.
Prier est une façon de sortir de soi-même. Je ne suis pas Dieu, mais je suis probablement une partie de Lui et quand je prie, j’essaie d’atteindre la lumière, de m’élever. Quand je peins, c’est comme une prière.

Qui est-il, celui qui peint ses prières et essaie d’atteindre la lumière ?
Dieu. L’homme ne peut pas créer, il ne peut qu’inventer. Le peintre prie celui qui crée, mais ils sont pareils. Peut-être que celui qui prie peint le créateur. Peut-être que le créateur peint celui qui prie. En définitive, tout le problème est de savoir qui crée le créateur ? C’est une régression sans fin. Le peintre essaie de sortir de lui-même et ainsi il se rapproche de son créateur. Lorsqu’on peint, on essaie d’oublier son ego et c’est à ce moment-là que je sens la lumière qui est Dieu, et mon esprit, et mes mains, ne sont plus que des machines qui écoutent. On écoute ce qu’on doit faire.

Qui est celui qui écoute ? Celui qui peint, quel qu’il soit ?
Le peintre.

Si vous rencontrez le “peintre qui écoute”, merci de me le faire savoir.
Je pense que nous vivons à l’âge de la personnalité. Les peintres s’intéressent moins à la peinture qu’à l’expression de leur personnalité, ce qui est absurde. Aujourd’hui, la peinture est morte. Si on a de la personnalité, le mieux que l’on puisse faire est de s’en débarrasser. Exprimer ma personnalité ne m’intéresse pas.

Vous avez sans doute raison. Aujourd’hui, il n’existe peut-être plus de peintres au sens pictural du terme, et le problème vient en partie du fait que nous vivons à l’âge de l’ironie.
Pourquoi de l’ironie ?

Tout ce qui apparaît aujourd’hui est de l’autocommentaire. Rien n’existe en soi. Tout est analysé ou commenté jusqu’à la moelle. La pureté de l’image n’existe plus.
S’exprimer soi-même est la finalité absolue. Cela a commencé avec la Renaissance et l’émergence du soi-disant “artiste”. Je déteste le mot d’artiste. Je suis un inconditionnel de Tintin. Le chapelet d’insultes que proférait le Capitaine Haddock se terminait par “artiste”. Je suis convaincu que le mot artiste est une insulte car, dès son apparition, l’amour de l’artisanat a disparu. Picasso partageait avec moi l’idée de l’artiste universel désireux de détruire l’art moderne. Il a également fait de nombreuses copies d’œuvres de grands peintres comme Delacroix et Velázquez. Il disait souvent : “Picasso ne fait rien d’autre que des Delacroix, quel grand peintre !” Je pense que l’artiste a le devoir d’être profondément “narcissique”, c’est-à-dire qu’il a le devoir d’être amoureux de la beauté.

Je pense cependant, avec tout le respect que je vous dois, que lorsqu’on regarde vos peintures, on peut dire que c’est une personnalité qui les a faites. Il y a le filtre de votre personnalité. Il y a Courbet, il y a Balthus. Je ne pense pas que ce soit négatif. Vous seul avez pu peindre vos œuvres.
Ce n’est pas de ma faute si l’on me reconnaît.

Je suis acteur et je change tout le temps, mais tout ce que je fais passe par le filtre de mes émotions, et c’est instinctif. C’est un don. On ne peut pas ne pas avoir de personnalité.
J’ai réussi à être anonyme. L’ego et la personnalité ne sont peut-être pas la même chose, mais je préfère l’anonymat. Je vois les adolescentes comme un symbole. Je ne pourrais jamais peindre une femme. La beauté de l’adolescence est plus intéressante. L’adolescence incarne l’avenir, l’être avant qu’il ne se transforme en beauté parfaite. Une femme a déjà trouvé sa place dans le monde, une adolescente, non. Le corps d’une femme est déjà complet. Le mystère a disparu.

Vos parents étaient amis avec Bonnard et Derain. Comment ces artistes vous ont-ils influencé ?
C’étaient de bons amis, mais leur conception de la peinture était très différente. Ils peignaient très vite, ils terminaient leurs œuvres presque d’un seul jet, tandis que je retouche constamment. Bonnard était encore un jeune homme quand je l’ai rencontré. Je me souviens avoir dîné à sa table lorsque j’avais douze ans. Matisse était là lui aussi, et il a dit : “Bonnard, vous et moi sommes les plus grands peintres de notre ère.” Bonnard a répondu, avec cet entrain qu’il avait toujours : “C’est horrible. Si vous et moi sommes les plus grands peintres, alors j’ai envie de pleurer de chagrin.” Bonnard a dit à mes parents de ne pas m’envoyer dans une école de peinture. C’était dans l’esprit de l’époque. Mes parents ont donc refusé de m’envoyer à l’école. De toute façon, les professeurs qui y enseignaient n’étaient pas très bons. Je suis autodidacte. J’ai appris en faisant des copies au Louvre, surtout de Poussin. Après, je suis parti en Italie à cause de mon père. Il disait toujours que Piero della Francesca était le Cézanne de son époque. J’ai aussi copié Titien et Masaccio. Je me souviens toujours de cette sensation de beauté inexplicable face à leurs fresques.

[...]
“Qui est celui qui peint ?” Lorsque je méditais ce matin, la lumière qui entrait par la fenêtre était comme l’un de vos tableaux.
C’est ce que je vois. Je me demande souvent pourquoi, aujourd’hui, on ne peint plus à partir de la nature. Giacometti, qui était mon meilleur ami, partageait avec moi la même idée de la peinture : proche de la nature, à la Cézanne. J’admirais vraiment son travail. Lorsqu’il est mort, il m’a fallu trois jours pour revenir sur terre. Et puis j’ai organisé une exposition de son œuvre à la villa Médicis. Je pense que le cinéma succédera à la peinture pour créer des œuvres transcendantales. Le cinéma est l’art de l’avenir ; la peinture est morte.

[...]

Au Bhoutan, les gens ont perdu leur savoir-faire. Les maisons ne sont plus construites de manière traditionnelle. Ils utilisent du ciment, qui n’est pas aussi beau et ne retient pas la chaleur.
Les gens ont-ils le sens de l’efficace au Bhoutan ?

Non, ils font cela pour être “modernes”.
Je déteste le moderne. Cela veut dire quoi, être moderne, en peinture ? Les peintres d’aujourd’hui ne savent même pas réaliser une phrase picturale. Avant, il fallait apprendre un minimum de technique. Je me souviens que lorsque Miró a montré ses derniers tableaux à Picasso, sa réponse fut : “Miró, comment peux-tu faire des choses pareilles à ton âge !” J’ai l’impression que mon monde n’existe plus. Je ne comprends rien à notre époque. C’est comme si la laideur avait envahi la planète.

Ce que je trouve horrible, c’est que tout est pareil où que l’on aille. Il y a cinquante ans, ce n’était pas comme cela. La musique, l’art et l’architecture étaient différents et fondamentalement indigènes partout.
Nous vivons dans une platitude générale, mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi nous devons aussi supporter la laideur.

Le mauvais côté du Bauhaus a failli détruire nos villes. Mais aujourd’hui, l’architecture et le design deviennent plus humains, plus sensuels. Simples, mais avec une âme. Je l’espère en tout cas.
Je trouve toutes les architectures insupportables, comme les villes d’ailleurs, et pour moi, le design est la fin de tout. La mode dirige tout. Le monde d’aujourd’hui est plus intolérant. Tout doit correspondre à une norme. C’est ridicule.

Je préfère les choses qui témoignent d’une histoire. Elles semblent vivantes, avec une âme qui leur est propre, comme les vieux tissus. Je me moque d’être contemporain. Je fais construire une maison qui ressemble aux maisons d’il y a cent ans, avec la même ambiance.
Peut-être qu’en fin de compte, nous sommes modernes tous les deux. Nous parlions de la laideur et justement, ce pauvre Francis Bacon, un ami, un homme intelligent, était irrésistiblement attiré par la laideur. Je pense qu’il serait aujourd’hui ce que l’on appelle un bon peintre.

Qu’appelle-t-on aujourd’hui “un bon peintre ?” Avec vous, Bacon est l’un des peintres que je préfère. C’est très subtil. Il a exploré les extrêmes de l’expérience émotionnelle. Il a essayé de communiquer la distorsion et la folie. Dire que “Bacon est laid”, que “Balthus est beau” n’a pas de sens. Il transcende ce qu’on appelle traditionnellement le beau. Quoi qu’il en soit, la beauté est complètement subjective et de ce fait, elle a toutes les chances d’être fausse et finalement insignifiante.
Je ne suis pas d’accord. Je pense que la beauté est une chose objective avec des canons universels. C’est pour cela que je parlais des cathédrales. Elles ont été construites à une époque où la seule finalité possible était la beauté au sens le plus large du terme. Revenons à l’effet pictural. Bacon était un peintre au sens où il avait quelque chose à donner, mais malheureusement, il ne pouvait résister à l’attrait de la laideur. Prenons un autre exemple : les peintures noires de Goya. Avec Goya, c’est différent. C’est de la vraie peinture, avec un effet pictural et malgré les apparences, c’est beau. J’espère que vous comprenez ce que je veux dire. La beauté vient de l’intérieur et malheureusement, l’intérieur de Bacon était, par-dessus tout, laid. Vous souvenez-vous du film Peur primale, dans lequel le jeune garçon innocent est le meurtrier ?

La surface des choses n’est pas fiable.
J’en suis sûr.

Ce qui m’intéresse, c’est ce qui est sous-jacent à l’idée du beau et du laid. Dans le film, le jeune garçon est innocent et monstrueux à la fois.
Exactement. On découvre à la fin qu’il est profondément et irrémédiablement laid, et c’est ce qui compte.

Tout dépend de ce que l’on a en soi. Au fond, nous sommes tous les mêmes. Au fond, nous sommes fondamentalement clairs et lumineux. Les océans fusionnent dans une goutte d’eau. Quoi qu’il en soit, je suis plus optimiste que vous.
On trouve l’optimiste en apprenant à connaître le pessimiste. C’est ce que je suis. J’espère que vous viendrez voir mon exposition au Palazzo Grassi, à Venise, en septembre. Ce sera la plus grande de toutes.

- BALTHUS, jusqu’au 6 janvier 2002, Palazzo Grassi, San Samuele 3231, Venise, tél. 39 041 523 1680, tlj sauf jf 10h-19h.
À lire :
- Baltus à contre-courant, entretiens avec Costanzo Costantini, Montricher, Les Éditions Noir sur Blanc, 2001, 208 p., 21 euros, ISBN 2-88250-105-6 n Balthus, correspondance amoureuse avec Antoinette de Watteville (1928-1937), Paris, éditions Buchet Chastel, 2001, 498 p., 25 euros, ISBN 2-283-01860-9
- Un ouvrage de Cristina Carrillo de Alborñoz consacré à Balthus sortira en octobre à Paris aux éditions Assouline.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°132 du 14 septembre 2001, avec le titre suivant : « L’artiste a le devoir d’être amoureux de la beauté »

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