Bosch entre délices et supplices

L’exposition de Rotterdam explore l’univers du peintre visionnaire

Le Journal des Arts

Le 14 septembre 2001 - 983 mots

Artiste visionnaire, inventeur d’un monde fantastique, Jérôme Bosch (vers 1450-1516) n’en demeure pas moins un artiste religieux, même si sa manière apparaît déconcertante dans le contexte des Pays-Bas, à la fin du Moyen Âge. C’est l’un des enseignements de la grande exposition organisée par le Musée Boijmans Van Beuningen, à Rotterdam, qui resitue ses œuvres dans l’environnement qui les a vues naître, sans négliger une longue et éclectique postérité.

ROTTERDAM - Comment consacrer une exposition à Jérôme Bosch (vers 1450-1516) sachant que les principaux chefs-d’œuvre, du Jardin des délices à la Tentation de saint Antoine, ne pouvaient être déplacés pour d’évidentes raisons de conservation ? C’est le dilemme qu’ont dû affronter les commissaires de l’exposition au Musée Boijmans Van Beuningen, qui réunit tout de même dix-huit des tableaux et tous les dessins qui lui sont attribués. Plutôt qu’une fausse rétrospective, ils ont donc tenté une exploration de l’univers boschien, et, en même temps, une évocation du contexte culturel dont est issue cette personnalité apparemment si singulière. La scénographie rend compte de ce choix, en disposant le long d’une double spirale, d’un côté, les peintures et dessins de Bosch, de l’autre, les œuvres contemporaines ou postérieures, démontrant l’incroyable succès de ses inventions. Habité par des créatures fantastiques, nées d’une imagination en liberté, mais aussi par une humanité souffrante, expiant sans fin ses innombrables péchés, le monde de Bosch a en effet suscité une importante descendance, bien après le milieu du XVIe siècle.

Avant de pénétrer dans cet univers à la fois inquiétant et farfelu, l’exposition s’ouvre sur quelques tableaux peints à la même époque dans les Pays-Bas septentrionaux, extraits pour la plupart des collections du musée : de Dirck Bouts à Gérard David en passant par Geertgen Tot Sint Jons – c’est-à-dire la seconde génération des primitifs flamands –, ces œuvres religieuses pleines d’harmonie semblent à mille lieux des fantaisies au parfum profane de Bosch. Pourtant, s’il paraît dominé par une inclination moralisante, son art n’est pas moins profondément religieux que celui de ses contemporains. La reconstitution d’un triptyque insoupçonné à partir d’éléments épars a ainsi permis de replacer plusieurs paraboles dans une perspective purement chrétienne. En effet, grâce aux analyses dendrochronologiques menées pendant la préparation de l’exposition, il est désormais acquis que le Colporteur de Rotterdam formait le revers d’un triptyque montrant sur sa face intérieure, à gauche, La Nef des fous du Louvre au-dessus de L’Allégorie de la gloutonnerie de New Haven, à droite La Mort d’un avare de Washington. Les quatre panneaux sont issus du même arbre. Quant à la partie centrale disparue, elle représentait très probablement un Jugement dernier. Si la signification des différentes parties s’éclaire grâce à ce rapprochement, nombre de tableaux continuent de nourrir l’exégèse et de susciter les interprétations les plus variées. Jeux de mots et proverbes peuvent constituer une clé d’interprétation de certaines figures énigmatiques, mais aucune méthode n’est exclusive des autres, car la profusion de ces détails, puisés aux sources les plus diverses, multiplie les points de fuite sémantiques. Une autre découverte est à mettre au compte de l’exposition : le Saint Jean-Baptiste du Prado et le Saint Jean à Patmos de Berlin constituent deux volets peints du retable de la Confrérie de Notre-Dame, sculpté par Adriaen van Wesel. À côté, les sculptures correspondantes, appartenant à la partie supérieure de l’ensemble, représentent respectivement Saint Jean à Patmos et la Vision de l’empereur Auguste.

Comme si la difficulté d’interpréter ne suffisait, l’œuvre de Bosch pose toujours de sérieux problèmes d’attribution, entre tableaux autographes et d’atelier, entre les copistes et les suiveurs. Plusieurs œuvres réalisées d’après le maître témoignent d’ailleurs d’un bon niveau de qualité, à l’instar du Jardin des délices de Michel Coxcie. Quant aux dessins, bien peu sont susceptibles d’être de sa main. Néanmoins, les commissaires ont choisi de présenter à côté des feuilles à peu près sûres, celles qui ont pu lui être attribuées.

De son vivant, ses fulgurantes inventions ont en effet suscité nombre d’émules, avec par exemple Alart Duhameel, actif à Bois-le-Duc de 1478 à 1495. Ses gravures, comme un Saint Christophe traversant les flots, cerné par de petits personnages fantastiques, ou encore le Siège d’un éléphant, présentent d’évidentes analogies avec les compositions fourmillantes de Bosch. De façon ludique ont par ailleurs été rassemblés des objets aussi divers que des carreaux de céramique, des sculptures ornementales, ou encore des pots en terre cuite anthropomorphes pour souligner la fortune de l’iconographie boschienne. Des produits dérivés en quelque sorte.

En donnant une image insolite à quelques angoisses immémoriales qui travaillent la conscience humaine, l’art de Bosch a trouvé un écho jusque dans le Surréalisme, chez Dalí en particulier, une peinture dans laquelle la cruauté et la métamorphose des corps nourrissent une autre forme d’angoisse, métaphysique celle-là. Avant lui, Ensor n’avait pas caché son admiration pour Bosch. Ils sont présents au sein de l’exposition, à l’instar de Pipilotti Rist et Bill Viola. En antichambre, la sélection d’œuvres contemporaines, censées évoquer l’univers du maître, n’est guère passionnante. Toutefois, sur un présentoir, sont disposés des prospectus, invitant le visiteur à découvrir “un autre Jardin des délices”. Il ne faut pas hésiter à prendre le tracteur tirant une remorque qui assure la liaison avec ce lieu situé à quelques kilomètres, au bout d’un dock peu fréquenté. Sur un terrain concédé par la municipalité, l’Atelier van Lieshout, animé d’une idéologie libertaro-terroriste, élabore une cité autonome, baptisée AVL-Ville, constituée des modules d’habitation, de loisir ou de travail en fibre de verre, un matériau dont l’odeur entêtante flotte dans l’atmosphère. À voir les instruments chirurgicaux soigneusement disposés dans ce qui tient lieu de salle d’opération, ou encore la fabrique d’armes, sans oublier la machine infernale répondant au nom explicite de “Goulaschkanon”, on pressent que le site pourrait aisément se transformer en Jardin des supplices. Hallucination garantie.

- JÉRÔME BOSCH, jusqu’au 11 novembre, Musée Boijmans Van Beuningen, 18-20 Museumpark, Rotterdam, tél. 31 104 419 400, tlj sauf lundi 9h-18h. Catalogue, éd. Ludion/Flammarion.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°132 du 14 septembre 2001, avec le titre suivant : Bosch entre délices et supplices

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