Le peintre, les savants et le miroir

David Hockney à la recherche des techniques perdues des maîtres anciens

Le Journal des Arts

Le 28 septembre 2001 - 947 mots

La science est un bastion que gardent d’aimables cerbères : chercheurs professionnels, spécialistes appointés. Rien de plus irritant pour la cléricature savante que de voir surgir l’amateur hirsute qui, sa bougie à la main, hurle qu’il vient de découvrir l’eau chaude. David Hockney qui, par son ouvrage récent, s’invente historien d’art serait-il de ces énergumènes ? Les débats qu’il attend de la parution de son livre, Savoirs secrets, les techniques perdues des maîtres anciens, répondront à cette urgente question.

Tout commence en 1999, dans l’exposition que la National Gallery de Londres consacre aux portraits d’Ingres. L’œil de David Hockney s’arrête sur le crayonnage rapide par lequel le peintre de Montauban représente les vêtements de ses modèles. Ce trait elliptique, pour Hockney, est celui d’Andy Warhol !
À traits semblables, méthodes identiques. Précises et désinvoltes : ces lignes transposent une images “décalquées”. Warhol avait son projecteur, Ingres devait avoir sa chambre claire (une camera lucida, système portatif et léger).

David Hockney, aussitôt, acquiert l’instrument. Avec lui, il multiplie les portraits de ceux qui, cet été-là, passent par son atelier de Londres. L’historien Martin Kemp publie dans la revue Nature le fruit des trouvailles de Hockney. Les historiens de l’art ne pipent mot : “Je remarque, qu’aujourd’hui, les historiens de l’art paraissent peu disposés à discuter des ‘outils du métier’, et notamment des instruments d’optique”, note le peintre, vaguement désabusé.

Et si Ingres n’était pas seul ? Si toute la peinture moderne (celle qui apparaît en Flandre au XIVe siècle) était aussi soutenue par des prothèses d’optiques ?  Si elle ne devait d’exister qu’à l’usage de miroirs et lentilles ? Le réalisme : une “décalcomanie” ?

Van Eyck peignait-il des miroirs (comme dans le Portrait des époux Arnolfini) sans en faire lui-même usage ? Caravage qui, pour Ernst Gombrich, inventa un “art comme miroir de la vie” n’était-il qu’un œil sans béquilles ? Hockney mène l’enquête. Il met ses plus fins limiers sur la trace du “savoir perdu des peintres”.

“À propos de secrets bien gardés, j’ai vu une exposition, à New York, d’œuvres de l’artiste britannique Jenny Saville. Ce sont de très grands nus exécutés, dit-elle, à partir de photographies. Ils doivent avoir été considérablement agrandis (projetés), mais personne dans la galerie n’a pu me dire comment ils ont été réalisés. Je ne suis pas sûr, non plus, que l’artiste accepterait de montrer sa méthode à quiconque.” Le silence des peintres de la Renaissance sur les lentilles et leur usage serait-il une question de censure ? La lentille, les images qu’elle produit, étaient-elles tenues pour des œuvres du Malin ?

David Hockney, que Belzébuth n’effraie plus depuis quelque temps déjà, engage la phase expérimentale de son investigation. En février 2000, il assemble, dans son atelier, sur plus de vingt mètres, une mosaïque d’œuvres photocopiées. Elle constitue une vision panoptique de l’histoire de l’art, du XIVe au XXe siècle. Pour lui, aucun doute n’est plus alors possible : l’art entre dans son âge “optique” en faisant sienne un réalisme quasi photographique. Dans l’art du portrait, ce moment est celui d’une réduction des formats, fruit de la contrainte qu’impose la taille des lentilles. Derrière les figures, les fonds s’obscurcissent (la technique exige un fort contraste entre figure et fond). Bientôt, la peinture se peuple d’une foule de gauchers (dus à l’inversion droite gauche occasionnée par les instruments d’optique).

Charles Falco, professeur au Département d’optique de l’université de l’Arizona, attire l’attention du peintre sur les déformations que provoquent les lentilles. Hockney en fait la clef de distorsions étranges, notées dans de nombreux tableaux. La taille réduite des images produites grâce aux lentilles justifierait en outre, pour des compositions plus vastes, la pratique du “collage” d’images juxtaposées. Dans ses assemblages de Polaroïd des années 1980, David Hockney n’avait pas procédé autrement.

Dans son atelier, Hockney construit une chambre obscure. Avec elle, il vérifie certaines de ses hypothèses. Ses visiteurs admirent les images qu’un système simple de lentille et de miroir couplés forme sur une toile. Une nature morte de fruits californiens se transforme en Vermeer ! En l’espèce d’un simple miroir à barbe, le hasard et l’obstination mettent un jour, dans les mains de Hockney, l’outil capable de répondre à toutes ses questions. Le “mystère” du réalisme des Époux Arnolfini de Van Eyck, comme la lettre volée d’Edgar Poe, est là visible sous nos yeux ! “Tous les outils nécessaires sont dans la peinture. [...] Optiquement parlant, un miroir concave est une lentille. C’est tout ce qu’il faut. Si l’on sait faire un miroir convexe, il est évident que l’on sait faire aussi un miroir concave. Il suffit d’appliquer le tain de l’autre côté.”

Le livre de David Hockney, aussi vif et curieux qu’il peut l’être lui-même, est une passionnante question qu’il lance aux historiens. Celle d’un artiste “fou de peinture”, pour qui les œuvres des musées sont des messages vivants. Ses interrogations ouvrent à de vrais débats.

Malgré les assauts que le matérialisme moderne a lancés contre elle, l’histoire de l’art reste une discipline dans laquelle triomphe l’idéalisme. L’Éloge de la main d’Henri Focillon, l’Art concret de Jean Hélion, Otto Carlsund et Theo Van Doesburg, le formalisme de Clement Greenberg, le minimalisme qui en radicalise le matérialisme, n’ont fait que provisoirement vaciller les mythes d’un sens souverain, ceux du “génie” et de “l’inspiration”. L’herméneutique plutôt que la technique. Avec ce mélange de pudeur et d’ingénuité qui sied tant à son personnage, David Hockney jette, avec son livre, un caillou qui brouille de légers frisottis la mare d’une historiographie qui renvoie trop souvent aux historiens l’image parfaite de mythes romantiques.

- David Hockney, Savoirs secrets, les techniques perdues des maîtres anciens, Éditions du Seuil, 2001, 69 euros (452,61 francs), ISBN : 2-02-049604-6.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°133 du 28 septembre 2001, avec le titre suivant : Le peintre, les savants et le miroir

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