À l’avant-garde de l’avant-garde

Les premières séances du cinéma lettriste

Le Journal des Arts

Le 12 octobre 2001 - 1313 mots

Dans le cadre de la manifestation « Jeune, dure et pure ! », consacrée au cinéma expérimental, la Cinémathèque française organise, jusqu’à la fin du mois d’octobre, une programmation sur le Lettrisme. Auteur du livre
Le Cinéma lettriste 1951-1991 (éditions Paris expérimental, 1992), Frédérique Devaux revient sur un mouvement qui, dès les années 1950, a su « déclarer fort ce que bien peu d’auteurs ne pensaient pas encore tout bas ».

La première manifestation du groupe lettriste date de 1945 avec la présentation à Saint-Germain-des-Prés de la poésie à lettres. Des scandales et manifestations variées, des expositions de peinture, l’édition de romans confirment très vite l’avènement d’une “avant-garde”, qui se veut également “dictature”, lettriste (1). En 1951, Isidore Isou, son initiateur, présente un premier film Traité de bave et d’éternité couronné en off du Festival de Cannes par plusieurs prix décernés par un jury officieux. Le film se présente comme une réflexion du cinéma sur le cinéma, sous un double aspect. La mise à mal des composants traditionnels du film (narrateur, acteurs, champs, lumière, scénario...) s’accompagne d’une reconsidération de l’image et du son sous une forme inédite composée elle-même d’un duo d’apports étroitement liés. D’une part, certaines images deviennent non visibles et accessoires sous l’assaut de rayures variées sur la pellicule, d’autre part, le son revendique une indépendance totale par rapport aux vues. Les images ont elles-mêmes une double provenance : certaines ont été filmées par les amis d’Isou, d’autres ont été récupérées dans des stocks du ministère des Armées.

Il s’agit avant tout d’en finir avec l’image et de prôner la naissance d’une ère de repli de cet art sur ses particules. L’emploi de la “ciselure” (balafres sur l’image réalisées avec des ciseaux, encres...) dicte le désaveu du photogramme pour en élargir les possibilités et offrir aux nouveaux réalisateurs, selon Isou, l’”unique possibilité de manifestation originale” doublée d’un avantage économique. Le cinéaste “ciselant” n’a plus à trouver d’argent s’il peut récupérer la pellicule filmée par d’autres et travailler seul sur la “photo” tel un peintre ou un romancier. Il fait œuvre originale en refusant de perpétuer une technique et une esthétique à seule fin de raconter de belles histoires. Cette “photo destructive” (“supérieure à une photo ordinaire, autrement elle ne pourrait pas la détruire”) voit son pouvoir décuplé par un son qui, en prenant son indépendance, crée une “masse parlante (...) au détriment des images”. Le cinéma devient ainsi le “mouvement de la parole”, pour citer encore Isou. Des voix sans corps déroulent plusieurs scenarii en une suite de cercles narratifs à travers lesquels sont abordées des questions politiques, métaphysiques, artistiques, érotico-sentimentales qui semblent préparer l’apparition en chair et en os des poètes lettristes de l’époque, eux-mêmes nouveaux cinéastes.

Parmi eux, Maurice Lemaître, qui met en place la même année ce qu’il appelle une “séance de syncinéma”. Il y interpelle autant l’art du film que le public et met en pièces tous azimuts l’écran, les rôles traditionnellement dévolus à l’ouvreuse, au producteur, aux acteurs, à l’auteur et à tous les agents du circuit cinématographique. On imagine aisément qu’un tel coup de pied dans les rangs est spectaculaire : le public est conspué après avoir reçu farine et eau dans la file d’attente, des comparses se postent devant l’écran, le projectionniste a égaré les bobines, le balayeur fait son travail pendant la séance, d’autres compères miment l’acte d’amour sur la scène, bref... tout va au pire et dure près d’une heure trente. L’œuvre qui est à la fois texte et pré-texte de ces interventions, puisqu’elle contient la séance dont elle est le centre, s’intitule Le film est déjà commencé ? L’image, brouillée par des ciselures plus soutenues que dans le film d’Isou, s’accompagne d’un son qui devance ou suit la séance de “syncinéma” in vivo.

Dans le même temps, le groupe fait paraître une revue de cinéma, au titre socratique, Ion (2). Ce petit pavé contient en particulier un texte fondateur d’Isou, Esthétique du cinéma, dans lequel il explique sa démarche et ouvre des voies à l’avenir du cinéma. C’est pour vendre Ion que certains membres du groupe descendent sur la Croisette en 1952. Chacun en profite pour présenter, en marge du Festival, son premier film (3).

C’est sur une ballon-sonde que Gil J. Wolman projette une suite de ronds blancs qui font corps avec l’écran sphérique. Le scintillement de cet ensemble (qui porte le titre judicieux de L’Anti-concept) dû à l’alternance soutenue de noir et de blanc (ce que l’on appellera plus tard l’effet “flicker”) est éprouvant, voire insoutenable pour le public et pour la presse qui se défilent sans savoir probablement que le film a été précédemment interdit par la censure “pour des motifs demeurés vagues” (4). Ils ne prévoient pas non plus que l’Anti-concept sera reconnu seulement trente ans plus tard comme une des œuvres majeures des années 1950, et dont la bande sonore est parfois aussi originale que la “non-image”. Pourtant Wolman est soutenu par Guy-Ernest Debord avec lequel il part peu de temps après fonder “L’Internationale lettriste”.

Debord lui rend un premier hommage en signant Hurlement en faveur de Sade qui comporte deux versions totalement différentes (5), l’une transcrite dans Ion, l’autre “filmée”, si l’on peut encore écrire ainsi. Car cet auteur apporte à Cannes une heure et demie de plans noirs silencieux alternés à des “blancs” accompagnés de dialogues détournés.

François Dufrêne, enfin, n’a pas pu finir son film à temps, bien que son projet initial ait été assez cohérent pour figurer dans Ion. Il supprime ainsi “l’écran de l’écran” lorsqu’il “réalise” Tambours du jugement premier à Cannes. Il poste des comparses aux quatre coins de la salle pour y déclamer in situ et in vivo des poèmes lettristes et des bribes du texte du film, cependant que le rideau devant l’écran s’ouvre et se ferme, la lumière s’allume, s’éteint, jusqu’à la fin de la présentation.

Bien plus que les critiques de la presse et l’incompréhension du public, c’est la chape de silence qui tombe aussitôt après Cannes sur le Lettrisme et enterre pour de nombreuses années les apports de ce groupe. Ces artistes ont pourtant osé affronter le mépris ambiant et déclarer fort ce que bien peu d’auteurs ne pensaient pas encore tout bas, attendant la fin des années 1950 pour mettre à leur tour à mal, d’une toute autre manière, le “cinéma de papa”.

Or, le cinéma lettriste de ces années-là est un cinéma des extrêmes. Il purifie tout autant l’art de l’écran – d’ailleurs l’écran est malmené chez Wolman et Dufrêne – qu’il dénonce et caricature sa démesure esthétique ou économique. Lemaître met volontairement en scène les soubassements psychologiques, humains, financiers, les aspects cachés et parfois piteux de ce circuit lucratif et irrespectueux (l’esclavage de l’ouvreuse ou du balayeur de service, la difficulté pour un auteur original à se faire reconnaître...).

C’est ainsi qu’il faudra attendre près de trente ans pour qu’Isou réalise à nouveau des films sur pellicule et presque une décennie pour qu’il mette en place ce qu’il appelle le “film imaginaire” (l’œuvre est prétexte à faire fonctionner l’imagination du public) qui poursuit les percées du début des années 1950 sous d’autres auspices(6).

1. La Dictature lettriste est le titre d’une des premières revues du groupe.
2. La revue Ion aura un seul numéro.
3. Certains des films (ou des extraits) cités dans ce texte ont été présentés dans des ciné-clubs avant d’être projetés à Cannes.
4. G.-E.Debord, Internationale lettriste, n° 3, août 1953.
5. Les différences, grandes ou petites, entre les deux versions, ont été analysées par nous dans le n° 19 de la revue Tausend Augen (avril 2000).
6. Isou réalise en effet trois autres films sur pellicule en 1984 (prod. EDA).

- TOUJOURS À L’AVANT-GARDE DE L’AVANT-GARDE JUSQU’AU PARADIS ET AU-DELÀ, LE LETTRISME : UN JUBILÉ, Cinémathèque française, salle des Grands Boulevards, 42 bd Bonne-Nouvelle, Paris 10e, les 12 et 26 octobre, tél. 01 56 26 01 01, www.cinemathequefrançaise.com.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°134 du 12 octobre 2001, avec le titre suivant : À l’avant-garde de l’avant-garde

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