Esprit Nouveau, es-tu là ?

Le Corbusier, Ozenfant et Léger à Grenoble

Par Daphné Bétard · Le Journal des Arts

Le 26 octobre 2001 - 1050 mots

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, en France, s’inspirant des progrès techniques et scientifiques, le Purisme naît de la rencontre d’Amédée Ozenfant et de Charles-Édouard Jeanneret – qui prendra le pseudonyme de Le Corbusier en 1921. Rétrospectivement, l’œuvre réalisée entre 1920 et 1925 par Fernand Léger relève de la même esthétique, de la même volonté de renouveler l’art sans pour autant rompre avec le passé. Pour évoquer cette avant-garde qui dura sept ans, le Musée de Grenoble a imaginé un parcours judicieux, autour de soixante-dix toiles et d’une vingtaine de dessins, et a reconstitué le Pavillon de l’Esprit Nouveau, présenté par Le Corbusier à l’Exposition internationale des arts décoratifs de 1925.

“L’esprit actuel, c’est une tendance à la rigueur, à la précision, à la meilleure utilisation des forces et des matières, au moindre déchet, en somme une tendance à la pureté. C’est aussi la définition de l’art”, affirment Amédée Ozenfant et Charles-Édouard Jeanneret dans leur premier manifeste commun, Après le Cubisme (1918). L’ouvrage marque les débuts du Purisme, terme employé “pour exprimer en un mot intelligible, la caractéristique de l’esprit moderne”. Au rythme du nouveau monde et de la puissance des machines, les auteurs élaborent une esthétique à résonance morale et rationnelle. “Assez de jeux. Nous aspirons à une rigueur grave”, clament les deux artistes, qui s’inspirent très largement du dessin industriel et utilisent des formes primaires et géométriques, afin d’éviter les associations complexes. Parmi les figures mathématiques, Ozenfant affectionne particulièrement le parallélépipède et surtout le cylindre, comme dans Verre, bouteille, miroir et leurs ombres (1919), où il l’utilise de manière répétitive. “Le Corbusier et Ozenfant doivent conjuguer dans leur production picturale tradition et modernité, tout en s’acceptant finalement comme les héritiers du Cubisme. Cette situation contradictoire les distingue par la création d’une peinture qui n’illustre pas littéralement la vie moderne, par exemple dans le choix exclusif de la nature morte, mais qui reprend à son compte les formes épurées des pièces de mécanique de précision tout en leur affectant une dimension architecturale”, précise Élisabeth Bret-Besson, commissaire de l’exposition du Musée de Grenoble. À l’instar de Nature morte au livre et à la pile d’assiettes (1920) de Jeanneret, les premières toiles illustrent clairement la relation étroite entre la peinture, l’architecture et la machine : le petit verre cannelé, situé au centre de la toile, ressemble aux rouages d’une machine et le col de la bouteille à une cheminée industrielle, tandis que les diverses formes circulaires suggèrent des conduits d’aération. La composition réduit les moyens pour arriver à une clarté rationnelle qui doit procurer une émotion intellectuelle. “Toutes les libertés sont acquises à l’art sauf celle de n’être pas clair”, concluent les auteurs d’Après le Cubisme. Ils appliquent leurs principes jusque dans le choix des formats puisque la composition Maroc (1919), d’Ozenfant, a été réalisée dans le format “40 Figure” (100 x 81 cm), distingué à l’époque pour ses propriétés géométriques. Le Corbusier prend ses distances avec les écrits théoriques dès 1922. Ses tableaux deviennent plus sophistiqués. Les objets de Nature morte avec de nombreux objets (1923) ou de Deux bouteilles (1926) se superposent et se multiplient jusqu’à perdre leur lisibilité individuelle. En jouant avec la transparence, Le Corbusier évoque la sophistication des machines modernes.

Épurer au plus haut degré
En 1920, Jeanneret et Ozenfant créent L’Esprit Nouveau, revue qui paraît jusqu’en 1925, dans laquelle ils se font les chantres des progrès technologiques et scientifiques. “L’Esprit Nouveau, défini par Apollinaire, se réclame de l’ordre et du devoir qui sont les grandes qualités classiques par quoi se manifeste le plus hautement l’esprit français.” C’est aussi l’année de la rencontre avec Fernand Léger, qui manifeste lui aussi un grand intérêt pour la production industrielle dans ce qu’elle a de précis et d’épuré. Le titre même de son tableau Le Mécanicien (1920), alors que le personnage aurait pu s’appeler plus facilement “le fumeur” ou “le marin” – en raison de sa cigarette et du tatouage –, reflète son goût pour les machines. L’artiste se souvient avec émotion de sa première entrevue avec Le Corbusier : “je vis venir à moi un homme très raide, un extraordinaire objet mobile, tout en ombre chinoise [...]. L’objet avançait lentement à bicyclette, obéissant scrupuleusement aux lois de la perspective”. Au cours des années, Léger assimile de manière croissante l’esthétique puriste. La décomposition de la forme humaine en ses éléments géométriques et la limitation de la palette chromatique du Déjeuner (1921) rappellent les travaux d’Ozenfant ou de Jeanneret. De même, les motifs de La Lecture (1924) sont particulièrement épurés : visage totalement rond de la femme, traitement simplifié des bras, lignes serpentines des tiges de fleurs et cadrage en gros plan serré. La série des compositions abstraites, explicitement conçues pour être intégrées dans des architectures et baptisées Peintures murales, que Fernand Léger commence en 1924, est également proche des théories de Le Corbusier. Le Musée de Grenoble présente en parallèle Ballet mécanique (1923-1924), un film de quatorze minutes dans lequel Léger explore les notions rythmiques et l’intégration de l’homme à la machine.

“Point culminant de la démarche du Purisme”, selon Serge Lemoine, conservateur en chef du musée, le Pavillon de l’Esprit Nouveau réalisé par Le Corbusier pour l’Exposition internationale des arts décoratifs en 1925, à Paris, a été reconstitué à Grenoble, avec son aménagement et les œuvres qui s’y trouvaient : les tableaux de Le Corbusier mais aussi d’Ozenfant et Léger, et les deux sculptures de Jacques Lipchitz. Seul élément manquant, le tableau de Juan Gris a été remplacé par le Compotier et pipe (1919), du même auteur. Construit avec des éléments industriels standards, le pavillon est la première mise en application des conceptions fonctionnalistes de Le Corbusier. Décrié par certains, loué par d’autres, le mobilier allait bouleverser l’aménagement intérieur de l’habitat par sa simplicité. Tandis que le pavillon ouvrait ses portes au public, le Purisme touchait à sa fin. Il a toutefois continué d’inspirer, plus ou moins directement, de nombreux créateurs, tels Patrick Henry Bruce, Jean Gorin, Walter Dexel, Franciska Clausen, Olaf Osterblom, ou encore Cassandre, qui, imprégné d’un esprit puriste, fonde en 1925 l’Alliance graphique.

- L’ESPRIT NOUVEAU : LE PURISME À PARIS DE 1918 À 1925, jusqu’au 6 janvier, Musée de Grenoble, 5 place de Lavalette, 38000 Grenoble, tél. 04 76 63 44 44, tlj sauf mardi, 11h-19h. Catalogue RMN, 256 p., 280 F (42,69 euros).

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°135 du 26 octobre 2001, avec le titre suivant : Esprit Nouveau, es-tu là ?

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