Ukraine - Histoire

L’Ukraine, une terre grecque qui s’ignore

Par John Varoli · Le Journal des Arts

Le 26 octobre 2001 - 1176 mots

Plus de dix ans après la chute du régime communiste, les archéologues ukrainiens diffusent le résultat de leurs études dans la région de la mer Noire. Fondée au VIIe siècle avant J.-C., Panticapée – actuelle Kertch – serait ainsi une des cités majeures de la civilisation grecque. Alors que les fouilles sont en cours, les intéressés déplorent que ce patrimoine soit laissé à l’abandon et subisse pillages et vandalisme.

Kertch, Ukraine - Grâce aux fouilles archéologiques menées en Crimée, les découvertes de chercheurs de l’ex-Union soviétique entendent remettre en cause l’approche conventionnelle du monde grec par les Occidentaux. Soutenant la théorie selon laquelle cette région ne serait pas uniquement une zone colonisée par les Grecs, mais partie intégrante de la civilisation hellénique, ils diffusent des informations connues depuis longtemps sur le plan local, mais qui restaient difficilement accessibles aux chercheurs occidentaux en raison de la guerre froide. Cependant, la nouvelle de ces recherches menées à l’Est sur la Grèce antique se propage rapidement et pilleurs et autres chasseurs de trésors s’intéressent de plus en plus à ce marché d’antiquités qui se développe à l’Ouest.

Les Grecs s’installent autour de Panticapée, actuelle Kertch, en Crimée, avant qu’elle ne devienne capitale du royaume du Bosphore au Ve siècle avant J.-C., jusqu’à sa destruction par Jules César. Avec une population de quelque 40 000 habitants, Panticapée était vraisemblablement la quatrième ville grecque. “Les gens s’émerveillent lorsqu’ils prennent connaissance des découvertes faites à Kertch et dans ses environs car ils ne conçoivent pas la ville comme partie intégrante de la Grèce antique, mais plutôt comme une vaste colonie, raconte Viktor Zinko, archéologue et directeur de la Fondation Déméter – une institution qui mène des campagnes de fouilles à Kertch et dans ses alentours. En général, un archéologue fait une découverte importante relative à une civilisation donnée, une ou deux fois dans sa vie, mais ici, nous faisons presque une découverte importante par an.”

Coopération avec des missions occidentales
L’une des plus récentes à Kertch concerne une stèle de deux mètres de haut pesant plusieurs tonnes et représentant Déméter – déesse grecque des terres cultivées – sur un char, rencontrant un chef du Bosphore. L’année dernière, une nécropole datant des IIIe et IVe siècles, et renfermant 70 tombes, a également été mise au jour sur une colline proche de Kertch. Après Athènes, le Musée de Kertch détient la plus importante collection de stèles au monde – quelque 2 000 pièces éparpillées autour d’une construction délabrée à la périphérie de la ville où chercheurs et restaurateurs essayent de les restaurer et de les étudier grâce aux fonds en partie alloués par la Fondation Déméter. Aux alentours de Panticapée qui s’étend sur les rives de la mer Noire, les vestiges de neuf autres cités antiques grecques restent à découvrir. Depuis 1940, des équipes du Musée de l’Ermitage fouillent Nymphae, alliée d’Athènes dans l’Antiquité, et montent chaque été une expédition. Selon Viktor Zinko, seule une infime partie des vestiges antiques grecs de la région ont été mis au jour et il ne serait pas impossible de faire plusieurs grandes découvertes si des fonds pouvaient être réunis pour d’autres expéditions. Si des hommes d’affaires moscovites fortunés parrainent le travail de Viktor Zinko, cet archéologue souhaiterait toutefois monter une structure permanente de coopération avec des missions occidentales. C’est pourquoi il a proposé la candidature de Kertch au patrimoine mondial de l’Unesco.

Cependant, alors que Viktor Zinko et d’autres chercheurs locaux dessinent le profil international de leur projet, pillards et chasseurs de trésors s’emparent des richesses archéologiques du site pour les vendre aux marchands de Kiev, de Moscou et de Saint-Pétersbourg. “Ce marché noir des antiquités est assez important dans le sud de l’Ukraine, en Crimée et dans le sud de la Russie – régions riches en kourganes [tombes antiques des steppes]”, a déclaré un chercheur de trésor de Saint-Pétersbourg, qui avoue fouiller lui-même les sites de tombes antiques près de la ville de Krasnodar, à la frontière avec la Crimée. “Nous avons besoin de gagner un peu d’argent, et il y a une demande de la part de collections privées.” “Depuis Kiev et Moscou, les antiquités sont acheminées à New York et à Londres”, explique Viktor Zinko. En effet, les douanes ukrainiennes signalent fréquemment la saisie de pièces archéologiques à la frontière. Si l’ampleur de ce trafic n’est pas quantifiable, il semble que peu de marchands de l’Upper East Side à New York spécialistes de la Grèce antique proposent à la vente des pièces provenant de Crimée et d’Ukraine. Mais ils reconnaissent qu’il est aisément possible de se procurer des œuvres grecques en provenance de ces régions. Conformément à la loi ukrainienne, l’exportation de toute pièce antique trouvée sur le territoire est illégale. “En règle générale, ce n’est pas très difficile de faire passer les frontières aux antiquités et la plupart du temps, elles sont transportées dans des camions avec toutes sortes de produits différents, explique Lord Renfrew, ancien professeur d’archéologie à Cambridge. Des marchands, en Suisse ou ailleurs, deviennent propriétaires de ces pièces qu’ils achètent sans poser de question. Le vendeur raconte simplement que c’est un objet qui est dans sa famille depuis des générations et le marchand accepte l’histoire sans faire de zèle.”

Pillage, vandalisme et marché noir
À défaut de lutter activement contre ce trafic illégal, ce que faisait la police d’État durant la période soviétique, la police ukrainienne participe à ce commerce lucratif. Néanmoins, ces pillages ont débuté dès le XIXe siècle. Pendant la guerre de Crimée, les troupes britanniques, qui ont occupé Kertch pendant trois mois en 1855, ont creusé à la hâte dans la zone de l’Acropole et sont reparties avec un butin conséquent aujourd’hui conservé au British Museum. Après la révolution bolchevique, l’armée tsariste du baron Wrangel a emporté dans son exil une grande partie de la collection du Musée de Kertch et bon nombre de ces pièces sont désormais au Louvre. Tandis qu’à l’époque des tsars, les propriétaires terriens disposaient du droit de vendre tous les trésors trouvés sur leurs terres, mais aussi de vendre des concessions pour pratiquer des fouilles archéologiques sur le site. Les chercheurs constatent un phénomène qui pourrait être plus grave encore que le pillage, à savoir la montée d’un vandalisme sauvage, souvent pratiqué par des jeunes désœuvrés, nombreux dans la région. Selon Yelena Zinko, l’épouse de Viktor, qui fouille actuellement la nécropole du IIIe et du IVe siècle, les vandales ont détruit certains des dessins muraux des cryptes, un jour seulement après que les chercheurs ont eu accès au site. “La municipalité adore présenter à ses hôtes étrangers et ukrainiens le patrimoine historique de Kertch. Mais dès qu’ils repartent, il tombe aux oubliettes. La ville n’a pratiquement rien fait pour développer le tourisme autour des sites grecs et lorsque les archéologues ont terminé leurs fouilles, leurs travaux sont tout simplement recouverts. On pourrait développer le tourisme autour de ces sites et cela générerait des fonds aussi bien pour la ville que pour financer d’autres recherches archéologiques. Mais tout le monde s’en moque, franchement, tout le monde s’en moque”, conclut avec dépit Viktor Zinko.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°135 du 26 octobre 2001, avec le titre suivant : L’Ukraine, une terre grecque qui s’ignore

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