Un rapport très physique

Le cinéma de Bruno Dumont au risque de l’image fixe

Par Olivier Michelon · Le Journal des Arts

Le 9 novembre 2001 - 615 mots

Consacré à Bruno Dumont, réalisateur de deux films remarqués, La Vie de Jésus et L’Humanité, le dernier ouvrage des éditions Dis Voir croise les approches pour traiter d’une œuvre qui révèle – notamment par le biais d’un entretien avec la photographe Valérie Jouve – des questions essentielles sur la représentation de l’espace-temps au-delà du simple cadre cinématographique.

Après avoir arpenté un lopin de terre, Pharaon, le héros de L’Humanité de Bruno Dumont, sorti en 1999, la bouche grande ouverte crie face à un train qui passe, dont le bruit couvre la voix. Reprise à l’époque pour illustrer des articles sur le film, l’image entrait étrangement en résonance avec le travail de la photographe Valérie Jouve : un rapport au corps humain semblable, un cadrage proche et surtout une même saisie de l’espace. Consacré au cinéaste, le dernier ouvrage des éditions Dis Voir vient conforter sur la durée cette impression au départ fugitive (le temps d’un photogramme). “C’est la conjonction de tout cela, les images, les sons... le train quand il passe accompagné par le cri muet et pourtant bien sonore de Pharaon. C’est ce que je voulais évoquer aussi dans une de mes images, Josette, l’envie que dans une image, on puisse convoquer du son. C’est un passage, une durée qui me fait penser à cette image-là”, explique Valérie Jouve dans un entretien avec Bruno Dumont.
“J’avoue que j’ai une difficulté avec la photographie au sens où je ne la comprends pas. D’abord c’est un art muet”, reconnaît le cinéaste, rapidement contredit par Valérie Jouve : “Muet peut-être, mais qui ici joue sur l’acoustique dans son rapport à l’espace non pas dans son rapport au son.”

Au côté de “Poétique de la fatalité” et d’“Enquêtes sur le réel”, texte et entretien respectivement signés par Sébastien Ors et Philippe Tancelin (réellement complémentaires, mais plus engagés dans l’analyse narrative que dans celle “formelle” qui a retenu notre attention ici), ce “dialogue dans l’espace et le temps” multiplie les passages entre cinéma et photographie, arts plastiques et cinéma. Pourtant, chacun semble camper sur ses positions (cela n’empêche pas le cinéaste de livrer maintes photographies de repérages dans le présent ouvrage et la photographe de travailler actuellement sur un film), établissant ainsi clairement une différence entre plan et image. “L’image serait plus objective et le plan plus subjectif. Dans le mot plan, il y a quelque chose de plus volontaire”, juge Bruno Dumont. Attentive, Valérie Jouve ne peut s’empêcher de souligner les parallèles (“des moments où tout s’arrête, ce n’est plus seulement un plan fixe mais de l’image fixe”), mais le cinéaste voit la photographie comme un “art très difficile à lire”, et reste attaché aux composantes temporelles du cinéma. L’échange soulève également de nombreuses questions quant aux conditions de réception de l’œuvre. “Une photographie, si elle était projetée dans une salle de cinéma, produirait chez le spectateur une autre idée du temps que celle de l’exposition”, remarque ainsi Bruno Dumont. “Giacometti a bien posé le problème de la proportion humaine (celle des rapports) dans la représentation, trouvant dans l’écart (déformation) l’expressive réponse. Idem Rodin”, écrit-il dans “Travail de cinéaste”. Ce texte introductif de l’ouvrage recense en quelques lignes les obsessions de l’auteur de La Vie de Jésus : le cinéma comme un art premier, le corps comme un “commencement de l’âme, la matière première et la substance du cinéma”. La référence au sculpteur mais surtout au dessinateur (“le cinéma a à voir avec le dessin : art du tracé”) démontre une dernière fois l’intérêt “plasticien” du travail de Bruno Dumont : un aller-retour permanent entre l’œil et l’esprit.

- Philippe Tancelin, Sébastien Ors, Valérie Jouve, Bruno Dumont, éditions Dis Voir (www.disvoir.com), 2001, 128 p., 220 FF, ISBN 2-914563-05-1

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°136 du 9 novembre 2001, avec le titre suivant : Un rapport très physique

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