Art contemporain

Ghada Amer : « Je ne veux pas qu’on me perçoive comme l’Autre »

Condition féminine et islam, l’impossible équation vue par l’artiste d’origine égyptienne Ghada Amer

Par Adrian Dannatt · Le Journal des Arts

Le 9 novembre 2001 - 1290 mots

Constituées pour la plupart d’ouvrages brodés main dont la teneur – des scènes ou des textes relatifs à la sexualité féminine – ne se révèle que progressivement aux yeux du spectateur attentif, les œuvres de l’artiste égyptienne Ghada Amer semblent aujourd’hui interroger directement la condition de la femme dans l’islam. L’artiste, qui se partage entre Paris et New York, évoque à l’occasion de sa dernière exposition les implications de son travail dans le contexte politique actuel.

Pouvez-vous nous expliquer quelles sont les idées qui sous-tendent votre exposition actuelle, “L’Encyclopédie du plaisir”, chez Deitch Projects ?
L’Encyclopédie du plaisir – ou Gawami al Lada – a été écrite par Ali Ibn Nasr à la fin du XIe siècle, ou au début du XIIe siècle. Il est très important de comprendre que c’est un ouvrage interdit dans le monde arabe. C’est un livre musulman, écrit au nom d’Allah à une époque où l’islam était très libre. Dieu a dit qu’un bon musulman doit connaître les choses et pour connaître ces choses, il faut chercher, écrire, poser des questions. Pour devenir de meilleurs musulmans, il invite les gens à se comporter comme des êtres sexuellement équilibrés. J’étais très enthousiaste parce que l’islam, aujourd’hui, interdit trop la sexualité. Ce livre réunit de façon encyclopédique tous ceux qui ont écrit sur ce sujet dans le monde musulman. C’est fascinant de constater que tant de musulmans – très religieux, et très pieux – ont écrit sur la sexualité. Toutes ces informations sur le plaisir sexuel des femmes dans l’islam sont parmi les raisons pour lesquelles ce livre m’a tellement captivée. Mais aujourd’hui, c’est comme si rien de cela n’avait jamais existé.

Le livre est-il toujours édité en arabe ?
Non, je me suis servie d’une traduction. Il ne reste que quatre exemplaires en arabe : un à Istanbul, deux au Caire et peut-être un en Iran. Il n’existe qu’un seul exemplaire de cette traduction aux États-Unis, celui de la National Library. Je n’ai pas pu avoir accès à une édition originale dans ma ville natale du Caire car le livre est interdit : on n’a même pas le droit de le regarder. On ne sait pas vraiment s’il y a des images, ni même ce que contient le livre original.

Vos œuvres brodées sont-elles des traductions de ce texte ?
Oui. J’ai seulement copié le texte. Je réalise des sculptures, des boîtes couvertes de coton blanc sur lesquelles sont brodés des textes écrits avec du fil doré, mais je ne les ai jamais réellement montrées ici, aux États-Unis, sauf à PS1. Dans le monde arabe, on note actuellement une forte tendance à écrire les phrases coraniques avec des broderies dorées sur un velours noir. Ce sont les “serma”, des sortes de broderies réalisées avec des machines pilotées par des ordinateurs. J’ai essayé de travailler avec ces outils, mais je n’ai pas aimé le résultat. Je n’ai retenu que les passages qui parlent du plaisir de la femme, pas celui de l’homme. J’ai l’impression que nous perdons toutes les informations relatives à la sexualité féminine dans l’islam. Je les copie pour conserver ces informations, même si c’est une mauvaise traduction.

Est-il facile de lire le texte, ou faut-il déchiffrer l’écriture ?
Non, ce n’est pas facile à lire car le texte est brodé sur toutes les faces de la boîte, même sur le fond. Il ne s’agit pas de le lire dans sa totalité : juste quelques phrases.

Ce jeu de dissimulation a-t-il un lien avec la place de la femme dans l’islam ?
Probablement. Je n’y pense jamais, mais tout mon travail traite de ce problème, de ce qui est caché ou montré, de la dissimulation dans la société. Lorsque je réalise une œuvre, je ne pense pas à cela. J’écoute ce qui me touche vraiment. C’est très personnel.

Avez-vous déjà présenté votre travail dans le monde musulman ?
Oui, en Égypte. En 1993, une galerie m’a proposé d’exposer – sans l’accord du gouvernement car je n’aurai jamais eu l’autorisation officielle de montrer mon travail – et j’avais vraiment peur. À l’époque, la situation était très tendue en Égypte : il y avait beaucoup de problèmes de terrorisme et je ne voulais pas prendre ce risque. J’ai donc refusé toutes les propositions jusqu’en 1997, date à laquelle j’ai finalement accepté l’invitation de la galerie. L’exposition s’adressait surtout aux artistes et aux intellectuels, elle n’avait pas de but commercial ; cela a été fait avec beaucoup de discrétion, les œuvres étaient installées dans un appartement au deuxième étage.

Pensez-vous que votre œuvre est résolument musulmane ?
En fait, je n’ai jamais voulu que cela devienne une question centrale. Au début, je voulais que personne ne puisse penser que j’étais égyptienne ou musulmane. Tous mes textes sont en anglais ; mes femmes ne rappellent pas le Moyen-Orient. Je m’adresse aux femmes en général, car il y a beaucoup de répression sexuelle dans le monde occidental également, même si ce n’est pas aussi grave que dans le monde musulman qui traverse une période affolante de son histoire. Je veux m’adresser à tout le monde, car je me place réellement entre les deux cultures, entre le monde musulman et le monde occidental. Pour moi, il est primordial que ce travail ne représente pas “l’Autre”, je ne veux pas qu’on me perçoive comme “l’Autre”.

Pour les Occidentaux, votre nom n’est pas immédiatement perçu comme féminin. Les gens doivent-ils savoir que vous êtes une femme ?
Non. En fait, beaucoup de gens pensent que je suis un homme. Tant mieux. J’ai toujours voulu être un homme ! Ce qui m’importe avant tout, c’est que le travail soit beau. La beauté de l’œuvre est plus importante encore que le message lui-même. Mais si les gens veulent en savoir plus, ou mieux comprendre, ils peuvent y regarder de plus près.

Mais ce travail de couture, de broderie, pourrait être perçu comme une tâche féminine.
Oui, et je l’ai voulu dès le départ. J’ai délibérément choisi ce support car c’est un travail de femme. J’ai d’abord été peintre, mais j’ai fini par remplacer le crayon par l’aiguille. J’ai pensé que c’était la meilleure façon de parler des femmes.

La situation actuelle n’est simple pour personne, mais ce doit être particulièrement difficile d’être une femme musulmane à New York.
C’est véritablement la guerre entre le monde occidental et l’islam, même si les talibans n’incarnent pas l’islam dans son ensemble. Cela me met dans une situation affreusement pénible : soit vous êtes avec les États-Unis, soit vous êtes avec les talibans ; il n’y a pas d’autres choix.
La démocratie n’existe pas dans le monde arabe : l’Égypte n’est pas une démocratie et pour nous, les intellectuels, qui voulons un monde démocratique, c’est comme si nous n’avions plus notre place. Les gens de l’islam ont le devoir de s’interroger sur ce qui ne va pas, parce qu’il est évident que c’est la faute de cette religion qui devient trop opprimante, trop répressive.

Espérez-vous que votre travail pourra aider à mieux percevoir l’histoire de l’islam ?
Je l’espère. Mais je ne veux pas que l’on voie uniquement en moi une islamique. Je travaille avec mes propres contradictions. J’ai grandi en Égypte et lorsque je suis allée en France, j’ai énormément souffert du racisme. Alors, j’ai fait un rejet total, de l’islam et de l’Égypte, et j’ai appris à parler un français parfait. Je n’ai jamais voulu que mon travail représente le monde musulman, d’aucune façon, même s’il est vrai que j’ai commencé avec des images de femmes voilées trouvées dans des magazines. Mais, malgré moi, tous ces éléments calligraphiques ont commencé à surgir, accompagnés de tous les autres issus de la culture islamique.

- Ghada Amer, ENCYCLOPEDIA OF DESIRE, du 10 nov. au 22 déc., Deitch Projects, 76 Grand Street, New York, tél. 1 212 343 7300.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°136 du 9 novembre 2001, avec le titre suivant : « Je ne veux pas qu’on me perçoive comme l’Autre »

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