Strindberg, au-delà des bornes

Le Musée d’Orsay présente les créations du dramaturge, peintre et photographe

Le Journal des Arts

Le 23 novembre 2001 - 796 mots

On sait peu que Strindberg, écrivain et dramaturge, a pratiqué aussi la peinture et la photographie, avec des ambitions qui ne peuvent se réduire à l’amateurisme. L’exposition du Musée d’Orsay, organisée par le Nationalmuseum de Stockholm, démontre à quel point il est concerné par ces médiums, en tant qu’artiste-créateur, tout en cherchant toujours à atteindre un au-delà de la pratique commune.

PARIS - Après une première série de peintures, autour de 1873, qui montrent déjà une certaine habileté à contourner le motif paysager académique, Strindberg entre dans une première crise d’auteur qui se résout, en France, par des voyages destinés à se trouver “utile” à la société ; ses reportages sur les paysans s’accompagnent alors de prises de vue photographiques qui s’avèrent ratées (premiers rapports d’étrangeté avec la technique). La série datant de son séjour à Gersau, en revanche, montre des images de famille (les enfants) et surtout des autoportraits peu conventionnels pour l’époque, où l’insistance du regard interrogateur se remarque de prime abord. Même s’il n’est pas dans l’image, Strindberg se veut au centre de sa pratique photographique, jusqu’à ces autoportraits d’écrivain pensif, assis à son bureau. Une image, déjà, “dérape” : on ne voit plus que le sommet du crâne, le visage est caché entre les mains posées sur le bureau (sur le texte en cours ?), dans une attitude qui ne peut signifier que la prostration. Ne serait-ce que par cette seule image, Strindberg est déjà un photographe singulier.

La seconde période difficile, dans les années 1890, qui se solde par Inferno (1895), voit le retour à la peinture et à la photographie, associées dans une systématique cette fois très personnelle. Comme son ami peintre Edvard Munch, soumis aux mêmes aléas psychologiques et lui aussi photographe (plus actif et plus constant), la matérialisation iconique est une voie créative, sinon une thérapie très incertaine. C’est à ce moment (vers 1894) que sont créées les marines, peintes assez brutalement au couteau, avec des ciels très tourmentés, qui sont plutôt des amas de matière et l’attention toute particulière à la césure de la ligne d’horizon, la seule droite parfaite, qui résiste au maelström emportant toute idée de composition et même de représentation objective.

“Je veux que les gens voient mon âme”
Dans le même temps s’organisent ses “expériences” photographiques, conduites cette fois sans appareil, en créant, par réactions physico-chimiques, des cristallographies sur la plaque de verre négative (les cristallogrammes) ; ou en exposant nuitamment les plaques directement à la lueur des étoiles qui sont censées y transposer leur image. Vue de l’esprit, bien sûr (le résultat n’est du reste, objectivement, guère convaincant en termes de représentation), mais d’un esprit qui travaille maintenant dans le registre de signes matérialisés d’un monde invisible qui le poursuit. Strindberg est entré dans sa période occultiste et, se prétendant chimiste, voit dans la manipulation des matériaux, à la limite de la transe alchimique qu’il décrit dans Inferno, la concrétisation de présences obsédantes – tandis qu’il doute de tout ce qu’il voit de manière trop évidente (les nuages, par exemple).

Dans les premières années du siècle, la même configuration se reproduit : peintures toujours basées sur des organisations horizontales, et photographies tournées vers l’introspection, par l’intermédiaire d’autoportraits entrepris avec l’assistance d’un professionnel (1906). Strindberg veut maintenant reproduire son visage, grandeur nature, dans sa Wunderkamera : “je me moque de mon apparence mais je veux que les gens voient mon âme, et elle apparaît dans ces photographies bien mieux que dans beaucoup d’autres”. Aux limites du principe général de la photographie, Strindberg explore délibérément ce champ d’incertitude qui sépare ce que l’œil voit et ce que la photographie perçoit.

L’intrication, dans l’exposition, des peintures et des photographies, aurait pu être encore plus manifeste, car elle correspond bien à une réalité mentale de Strindberg : non que sa pathologie l’entraîne à la confusion, au mélange, mais la pâte et la matière chimique sont les seules garanties de ce qu’il croit être réel. On regrettera alors une approche trop “sage”, par l’accrochage et les commentaires, de ce qui, à l’évidence, se différencie violemment du “bien faire” canonique de la peinture, comme de la photographie de cette époque (et se trouve doublé, de plus, par les positions de l’écrivain). Ces ruptures volontaires, et fort bien assumées, ne peuvent être abaissées au rang d’“expériences” ; elles correspondent à des interrogations qui caractérisent, en fait, toute une part occultée de la fin du siècle. Si on les confrontait à de nombreuses manifestations du “trouble technique” de l’époque, une autre histoire picturale du XXe siècle émergerait sans doute, comme au-delà des bornes.

- STRINDBERG, PEINTRE ET PHOTOGRAPHE, jusqu’au 27 janvier 2002, Musée d’Orsay, quai Anatole-France, 75007 Paris, tél. 01 40 49 48 14, tlj sauf lundi 10h-18h, jeudi 10h-21h45, dimanche 9h-18h, catalogue RMN/Musée national de Stockholm, 170 p., 190 F.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°137 du 23 novembre 2001, avec le titre suivant : Strindberg, au-delà des bornes

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