Christian Lacroix

Couturier

Le Journal des Arts

Le 23 novembre 2001 - 1512 mots

Quelques semaines après les défilés Prêt-à-Porter de la collection Printemps-Été 2002, le couturier Christian Lacroix commente l’actualité.

Le Salon Paris Photo s’ouvre cette semaine. Les frontières entre la photographie “d’artiste” et la photographie de mode sont de plus en plus ténues (Cf. par exemple Philip-Lorca diCorcia qui expose actuellement à la galerie Almine Rech). Qu’en pensez-vous ?
Je suis, bien sûr, depuis quelques années tout cela d’un œil aussi intéressé et amusé que circonspect et dubitatif. D’abord, qu’est-ce que la photographie d’artiste ? Depuis bien longtemps, il n’y a effectivement plus de barrières : arts mineurs, majeurs, appliqués, décoratifs, sont heureusement des vocables caducs, et nous aimons que tout soit dans tout. Les photos de Penn, Avedon ou Blumenfeld sont déjà depuis longtemps au Panthéon de la photo tout court. Le monde de la mode, depuis une vingtaine d’années, s’est de plus en plus intimement inspiré des arts plastiques et la réciprocité a fini par se produire, bien des plasticiens se sont mis à jouer avec le vêtement. Mais même si je suis le premier à trouver jubilatoire le formidable brouillage des pistes, des codes et des catégories, je suis resté songeur devant les prix atteints en vente publique par les images de Steven Meisel, certainement un des meilleurs photographes de mode depuis quinze ans. Je m’en réjouis pour lui car j’estime vraiment beaucoup son travail, mais cela m’a amusé de voir ses campagnes de pub en grand format chez White Cube à la dernière Fiac. Vous évoquez Philip-Lorca diCorcia, qui “joue” la photo de mode avec brio, mais je préfère de loin le mystère de sa série de “passants”, volés dans les rues de New York. On pourrait citer Nan Goldin dont les derniers travaux très récents, visibles à Beaubourg, montrant la nature avec un œil bouleversant, sont un cheminement sublime. Mais ses tentatives récentes de photos de vêtements, sollicitées par certains magazines de mode, ne sont que d’élégantes paraphrases à l’ombre de ce qui me chavire chez elle. On a besoin d’inconnu et de mystère et, si l’on regarde les choses en face, la mode est un commerce. On ne peut pas vivre avec le commerce comme seul horizon, l’art moins que le reste. Je ne crache pas dans la soupe. Je suis bien sûr séduit par l’élégance juste intrigante ou provocante. Mais “séduction”, “élégance” ne me conviennent guère lorsqu’il s’agit d’art où je préfère plus de violence, de transgression, de spiritualité, de colère, d’étonnement, de contre-courant. Je n’aime pas lorsque les artistes ne font que ce qu’on attend d’eux, que ce qu’on leur demande. Ils doivent être “ailleurs”, nous précéder, échapper aux modes.

Les récentes grandes expositions d’art contemporain en France (Biennale d’art contemporain de Lyon, par exemple) ne cessent de mettre en exergue les notions de connivence et de “transversalité” entre les différentes disciplines artistiques. Vous empruntez depuis longtemps ces multiples passerelles qui relient un domaine artistique à un autre. Pourquoi ce phénomène est-il particulièrement présent dans les arts plastiques actuellement ? Est-ce visible également dans le domaine de la mode ?
Je n’ai pas l’impression d’emprunter beaucoup les passerelles que vous évoquez ne me considérant absolument pas comme un artiste. Je ne fais que passer de la Haute Couture à la scène et mon “intervention” sur “La Beauté” à Avignon était un énorme malentendu à la base. Je ne me prends vraiment que pour un décorateur même si comme tous ceux de ma corporation, je regarde beaucoup les arts plastiques en “amateur”, dans tous les sens du mot, et pas en “collectionneur”, juste un “collecteur” d’images et d’objets, effectivement excité par connivences et “transversalité” ; les artistes ont touché tous les supports, sans limite hermétique entre ces supports. Installations et performances ont supplanté cadres et socles et, bientôt, au-delà de la photo et de la vidéo, les plasticiens utiliseront encore davantage les possibilités offertes par les nouvelles technologies pour créer de nouveaux langages, de nouvelles relations entre le monde et les artistes. Tout est art, un bruit, un geste, une trace, sans parler du graphisme, et du design. Certaines écoles ont suscité l’émergence de talents formidables, tous azimuts, comme Nantes, qui me semble un vivier remarquable. Certains stylistes, designers, couturiers s’inscrivent, effectivement, dans cette ligne comme Chalayan, McQueen ou Viktor & Rolf qui appréhendent le vêtement avec une attitude de plasticien, de “performer”.

La loi musée prévoit des avantages fiscaux pour les entreprises faisant un don à l’État pour l’acquisition de trésors nationaux ou achetant pour leur propre compte. Que pensez-vous de ces mesures ? Comment encourager, selon vous, le mécénat ?
Je ne vois pas comment on pourrait ne pas être d’accord. La France et les entreprises françaises ont un énorme retard par rapport aux États-Unis ou à des pays comme l’Allemagne. Il semble qu’en France, il ne soit pas encore si facile de créer une fondation. Mais l’État joue, par ailleurs, un rôle qu’il est loin de jouer dans d’autres pays qui abandonnent la “Culture” au privé avec les risques que cela comporte. On a beaucoup critiqué récemment le système des institutions françaises, mais je trouve formidable qu’elles aient soutenu des artistes et des galeries qui n’auraient pas pu, sinon, faire exister un travail formidable – mais, c’est vrai, sous-estimé – peu visible à l’étranger et ignoré du grand public à la “fibre” plus traditionnelle que contemporaine. Les Français ne semblent pouvoir apprécier que les chefs-d’œuvre confirmés, reconnus, estampillés. Je suis toujours étonné par certains vrais (faux ?) collectionneurs qui ne recherchent, au-delà du snobisme ou de la spéculation, que des noms connus, alors qu’il me semble tellement plus excitant de traquer l’étonnement, le choc d’une énergie nouvelle, d’un talent neuf – et en plus abordable. Bref, pour moi le mécénat devrait autant aider à conserver un patrimoine officiel que soutenir les jeunes artistes. Mais pour cela il faut un œil, des conseils avisés, une curiosité “éclairée” de chaque instant pour ne pas tomber dans “l’art officiel”.

Avec l’annonce de la création de la Fondation Pinault et l’apparition d’autres projets plus modestes mais tout aussi nouveaux pour la France, les collectionneurs semblent prendre une visibilité de plus en plus grande dans l’Hexagone. Quel est votre sentiment sur ce point ?
Nous venons de si loin qu’on ne fera jamais assez. Plus le public sera confronté et adhérera à des formes d’art auxquelles pour le moment il semble hermétique, mieux ce sera. Il faut que ces projets gardent un côté “vivant” sans sombrer dans le muséal, ni le “trust” ! Il est certain que ces groupes détiennent de puissantes “machines” où les maisons de vente sont relayées par des magazines d’art... Ce que je trouve formidable, c’est le parti pris par la Caisse des dépôts qui, au-delà de l’achat ou de l’exposition, aide les artistes à produire des projets qu’ils ne pourraient prendre en charge eux-mêmes, puisqu’une installation est très coûteuse.

La Foire de Miami organisée par Art Basel a été annulée. Comment percevez-vous l’évolution du marché de l’art dans le contexte actuel ?
L’organisation d’Art Basel a été formidable. Ils ont perdu beaucoup d’argent en remboursant tout le monde. Il faut dire qu’à cause des événements et de l’anthrax, Miami n’était pas le lieu idéal par rapport à la conjoncture. Mais la Fiac s’est plutôt très bien passée. Le marché de l’art ne s’est pas arrêté comme en 1991. Le 11 septembre, j’ai remarqué que certains avaient besoin de prier ou de se recueillir. Moi, cet après-midi-là, pour “exorciser”, j’aurais aimé me faire plaisir en contemplant ou en achetant un coup de cœur dans une galerie. Il peut y avoir deux attitudes : se retrancher derrière les valeurs sûres ou s’aventurer. Je crois que pas mal de gens vont opter pour la seconde en se faisant plaisir à des prix raisonnables. C’est dans ce sens que je trouve plutôt positifs ces événements qui nous obligent à revoir nos comportements avec plus de spiritualité, d’intériorité, de hauteur.

Le 29 novembre prochain, Sotheby’s lancera sa première vente en France, suivie par Christie’s au début du mois de décembre avec des collections privées (René Gaffé, Charles-Otto Zieseniss, Karl Lagerfeld...). Comment percevez-vous le rôle et la place des maisons de vente en France ?
Je trouve bien d’ouvrir la France aux boîtes étrangères, de ne pas rester à l’écart dans un superbe isolement comme c’est trop souvent le cas. Par contre, il faudra trouver un équilibre avec les galeries qui vendent bon marché si les salles de vente se mettent à vendre de jeunes artistes, jouant ainsi, en faisant le lien avec les collectionneurs, le rôle de galeristes.

Quelles expositions ont attiré votre attention récemment ?
Après Koo Jeong-a qui m’avait mis en joie il y a quelques mois chez Yvon Lambert, Claude Lévêque et son “Ende”. C’est peut-être l’artiste contemporain qui me touche le plus par sa violence “poétique”. La colonne de feu de Jenny Holzer qui s’élève vers le ciel à travers la coupole de la chapelle de la Salpêtrière. Voilà exactement ce dont j’ai besoin en art, loin de la mode. Et plus modestement, ce que montre Charpin de ses expériences sur le verre avec le Cirva de Marseille aux Arts décoratifs.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°137 du 23 novembre 2001, avec le titre suivant : Christian Lacroix

Tous les articles dans Actualités

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque