Le marché de l’art en Suisse, une place de taille pour un petit pays

De Genève à Bâle et Zurich, la Confédération helvétique réunit des galeristes, des antiquaires, des auctioneers et des collectionneurs de tout premier plan

Le Journal des Arts

Le 7 décembre 2001 - 2166 mots

Selon l’Art Sales Index, le chiffre d’affaires du marché des ventes aux enchères d’art en Suisse s’élève, pour 2000-2001, à 321 millions de francs français, soit 1,65 % du marché mondial, plaçant le pays au 6e rang, derrière
les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France, l’Italie et l’Allemagne. Un chiffre en baisse, puisqu’en 1995
le marché suisse représentait 2,28 % du marché mondial. Cependant, en tenant compte de l’ensemble du commerce
de l’art, la Suisse revient au 4e rang, sans qu’il soit possible d’avancer un volume d’affaires précis. Selon les statistiques du commerce extérieur suisse, les importations de biens culturels pour 1999 ont représenté près de 4,5 milliards de francs. Une place de taille pour un si petit pays...

GENEVE - Quels que soient le type de vente et le domaine, le système suisse présente des caractéristiques fiscales et juridiques qui, indéniablement, attirent acheteurs et vendeurs. D’une part, la législation juridique et fiscale est très avantageuse pour les résidents comme pour les étrangers, grâce notamment à un faible taux de TVA (7,6 %), un système de port franc particulièrement efficace, l’absence de droit de suite, une réglementation des importations et des exportations peu contraignante et une protection renforcée de l’acquéreur de bonne foi dans les ventes aux enchères. D’autre part, le système du secret bancaire favorise les transactions locales car la Suisse applique strictement le principe de non-transmission d’informations fiscales et bancaires (à l’exception des affaires pénales). Ainsi, les livres de ventes aux enchères remis aux services fiscaux suisses ne sont accessibles à aucune administration étrangère. Enfin, la position géographique de la Suisse au cœur de l’Europe, sans pour autant faire partie de l’Union européenne, constitue un atout non négligeable. Me Christian Pirker, avocat à Genève, résume : “l’ensemble du système juridique, fiscal et bancaire favorise la fluidité du commerce. Il ne faut cependant pas pour autant penser que cette souplesse entraîne la multiplication des transactions frauduleuses, car il existe une forte tradition, typiquement suisse, de responsabilisation des acteurs. La corporation s’autorégule naturellement afin d’assurer sa pérennité”. D’où, peut-être, une certaine frilosité à l’égard des conventions internationales (Unesco et Unidroit), entretenue par les marchands et les collectionneurs. Ce ne sont pourtant pas les initiatives – la plus récente étant une proposition d’octobre 2000 de loi fédérale sur le transfert international de biens culturels –, ni les spécialistes, comme Pierre Lalive ou Kurt Siehr notamment actifs au sein du Centre du droit de l’art à Genève, qui manquent.

La présence des auctioneers en Suisse engendre pour le pays plus de 21 millions de francs français de retombées indirectes par an, leur activité principale étant les ventes de bijoux et de montres à Genève, Zurich et Saint-Moritz (lire ci-contre). Les ventes en Suisse représentent environ 5 % du chiffre d’affaires de Christie’s, derrière les États-Unis et la Grande-Bretagne.

Les auctioneers et l’art suisse
Cependant, si Genève reste par excellence la ville des ventes de joaillerie et d’horlogerie, Zurich s’impose depuis 1998 comme la capitale des ventes d’art suisse, un marché en pleine progression. La vente de Christie’s de juin dernier a vu 80 % de lots adjugés établissant deux records mondiaux pour Cuno Amiet (1,2 million de francs suisses pour Aepfel auf Blau, une huile de 1908) et Adolf Dietrich (728 500 francs suisses pour Winterlandschaft am Untersee de 1933, doublant son estimation). Ces ventes réunissent des œuvres de Ferdinand Hodler, Félix Vallotton, Albert Anker, Arnold Böcklin, ou encore Giovanni et Augusto Giacometti, Alberto et Diego ayant quant eux rejoint depuis longtemps les ventes de New York ou de Londres. Pour Hans-Peter Keller, expert d’art suisse chez Christie’s à Zurich, le succès croissant de ce domaine vient notamment du fait qu’il s’agit d’œuvres “pas très chères et de bonne qualité” et d’une croissance régulière du marché. Cependant, les dernières ventes ont vu les prix exploser, même si un souffle d’incertitude plane pour l’année prochaine. Ainsi, des artistes comme Vallotton ont vu leur cote doubler en deux ans. Les collectionneurs, suisses et étrangers, sont “fidèles et dynamiques” et achètent exclusivement à Zurich. Quelques essais de ventes d’art suisse à Londres ou à New York n’ont guère encouragé la maison à poursuivre dans cette voie. La prochaine vacation aura lieu le 25 mars 2002, avec parmi les plus belles pièces une superbe huile de Ferdinand Hodler, Le Grammont, de 1905, et une œuvre de jeunesse d’Alberto Giacometti issue d’une collection zurichoise.

Les maisons de vente suisses et notamment la galerie Koller (Zurich-Genève) confirment le succès de l’art suisse. À Genève, les ventes des 18 et 19 novembre ont démontré la fidélité des collectionneurs venus du monde entier pour l’École genevoise avec des prix oscillant entre 35 et 55 000 francs suisses pour des œuvres d’Alexandre Calame, Evert van Muyden, ou François Diday. Les pièces de moindre importance, comme les gravures ou les livres, restent dans les collections genevoises. Ce domaine ne présente pas de signe de crise, le marché de l’art suisse tenant peut-être de la constance protestante !

Mettant tous les atouts de son côté, la galerie Koller a rejoint IA (International Auctioneers), un groupement de maisons de vente qui organise des dispersions d’art moderne simultanément chez dix auctioneers différents répartis dans le monde entier. Selon Karl Green, secrétaire général, “les collectionneurs helvétiques, qui, atteints du complexe suisse, pensent avec humilité que c’est toujours mieux ailleurs, apprécient particulièrement ce système qui leur permet d’accéder facilement à des œuvres dans le monde entier. La curiosité faisant partie de l’esprit suisse, l’aspect technologique du concept a contribué au succès de ces ventes. On peut même parler de ‘groupies’ venus exprès pour les ventes d’IA”. Ainsi, lors de la vente du 31 mai, un Mobile de Calder mis en vente par Butterfields à Los Angeles a été adjugé 646 000 euros à un client suisse présent dans la vente de Koller à Zurich. Pour la galerie, le bénéfice est largement positif. Parallèlement à des enchères qui montent, la directrice du bureau de Genève, Lysianne Scott-Rappard, témoigne d’une internationalisation de sa clientèle : “nous avons vu arriver de nouveaux clients italiens, français et américains grâce à notre participation aux ventes d’IA”. Ainsi, le 4 décembre, une belle Plaine vaudoise de Félix Vallotton de 1900 (170-230 000 euros) a été mise en vente en même temps chez Koller, Butterfields, Bukowskis, Finarte, Francis Briest, Dorotheum, Lawsons, Lempertz et Swann.

Dans les galeries
La Suisse a une longue tradition de collections. Autour du bassin lémanique, cette dernière est issue notamment d’une ouverture historique vers l’étranger, d’une culture protestante tenace, de la présence de fortunes bien établies et d’une communauté d’intellectuels et d’artistes installée dans la région depuis toujours. En Suisse alémanique, où la tradition des collections est sans doute encore mieux ancrée, elle est surtout le fait de grands marchands et d’industriels qui financent également des instances de légitimation comme les Kunsthalle, quand ils ne créent pas leurs propres institutions. Mais, au-delà des traditions culturelles, l’offre en Suisse est exceptionnelle, tant dans les galeries que dans les foires et salons internationaux, et stimule nécessairement la demande.

De son côté, Cultura, à Bâle, qui depuis 1999 n’est plus organisée par la Tefaf de Maastricht, s’annonce désormais comme la première foire d’art et d’antiquités suisse, renonçant progressivement à la peinture et au mobilier. Selon les organisateurs, la troisième édition qui s’est achevée le 21 octobre, a convaincu le public et les quatre-vingts marchands présents. Les collectionneurs sont venus du monde entier sachant qu’ils trouveraient là des pièces rares dignes des plus grands musées. Ces derniers ont d’ailleurs constitué des clients très remarqués. Charles Ede de Londres a annoncé la vente d’une statue égyptienne de 1390 av. J.-C. à un musée américain, tandis que chez son confrère Royal-Athena Galleries de New York, un autre musée s’intéressait à un lynx en marbre romain vendu 458 000 dollars.

Pour les Romands, le Salon de Mars, émigré de Paris depuis 2000, tente de contrebalancer la vitalité des régions alémaniques. Viviane Jutheau de Witt, organisatrice de l’événement avec le galeriste parisien Daniel Gervis, explique : “la Suisse, et plus particulièrement Genève, représente un marché très attractif pour les galeries étrangères. Cependant, Genève malgré sa dimension internationale, n’avait pas de salon rassemblant antiquaires, galeries et joailliers”. La deuxième édition a d’ailleurs connu “un franc succès” avec 109 exposants satisfaits, des contacts noués et plus de 17 000 visiteurs en neuf jours. La présence des joailliers semble avoir fortement déplu au Salon international de la Haute Horlogerie, mais des négociations sont en cours et la prochaine édition aura bien lieu du 6 au 14 avril 2002. Viviane Jutheau de Witt défend son concept en précisant que “le Salon de Mars considère les bijoux comme une création d’art à l’instar d’autres salons internationaux de même envergure”. Il n’y aurait donc aucun lien de cause à effet entre Genève capitale mondiale de la joaillerie et la présence des bijoutiers au salon genevois...

Pour l’art contemporain, il faut se tourner vers Zurich ou Bâle, même si Genève n’est pas en reste depuis quelques années. Des deux côtés, les galeristes nient l’existence d’un “Röschtigraben” en matière d’art, la fameuse barrière qui diviserait la Suisse en deux.

À Genève, parmi les banquiers et les décideurs se trouvent de grands collectionneurs dont les goûts ont été aiguisés par des galeries actives depuis plus de vingt ans, comme Art & Public, et qui, avec l’appui de jeunes institutions tel le Mamco, sont déterminés à faire de leur ville un pôle artistique qui compte. Récemment, se sont d’ailleurs installées des galeries étrangères comme Blondeau Fine Arts ou Edward Mitterrand. Ce dernier explique avoir trouvé à Genève “un public de trente à quarante ans, pas collectionneur mais plus ouvert que les Français qui cultivent volontiers le passéisme en matière d’art”. Il dit y avoir “plus d’espoir de transformer les gens”, reprochant à la France son “manque de volonté pédagogique et son besoin général d’intellectualiser les choses”. Il affirme que “la scène genevoise existe par rapport à Zurich”, notamment grâce à une communauté non-commerciale importante (commissaires d’expositions, artistes...) et que “Genève mérite plus que ce qu’on veut bien lui donner”. Il s’inquiète pourtant d’une relève de jeunes collectionneurs locaux qui tarde à se dessiner et pense que l’avenir des galeries genevoises se trouve en partie à l’étranger.

Portrait du collectionneur suisse
Du côté de Zurich, le discours des grandes galeries internationales est clair : “Après Londres, Zurich a la plus intéressante concentration d’art contemporain en Europe. La combinaison de musées, de collections privées et de galeries de renom est unique et a un fort impact sur la réputation internationale de la scène artistique suisse”, souligne un important acteur zurichois. Cependant, “les artistes montrés à Genève ou Lausanne peuvent très bien l’être à Zurich ou Bâle”, et les galeristes circulent d’une ville à l’autre. D’ailleurs, sur la Limmatstrasse où cohabitent musées et galeries, dont de Pury & Luxembourg et Hauser & Wirth, “il existe une jeune génération de collectionneurs active qui achète des artistes de sa génération”.

Enfin, le développement du marché de l’art en Suisse doit beaucoup à la présence de la Foire d’art moderne et contemporain de Bâle, Art Basel, qui a attiré, pour sa 32e édition, 55 000 visiteurs en moins d’une semaine. Pour Samuel Keller, son directeur, les conséquences du succès de la Foire sur le marché de l’art en Suisse sont multiples. “En permettant à un très grand nombre de gens d’avoir accès à des œuvres de grande qualité, la Foire a fait naître des vocations de collectionneurs, l’aspect social n’étant par ailleurs pas négligeable. Le commerce qui se fait autour de la Foire est important, car les collectionneurs en profitent pour voir d’autres galeries. Il règne une certaine forme d’excitation pendant cette semaine-là. La Foire a également un impact sur la création en Suisse, les jeunes artistes ayant la possibilité de voir beaucoup d’œuvres et de rencontrer des artistes étrangers. On peut peut-être regretter que seulement 15 % de galeries suisses y participent, un faible pourcentage au regard de la place de la Suisse sur le marché de l’art européen.” Le choix de Bâle n’est pas innocent et “la Foire est désormais en symbiose avec son environnement. La tradition de neutralité de la Suisse convient parfaitement à un tel événement : les ‘locaux’ ne dominent pas trop et Art Basel n’a jamais pris d’option nationaliste. Historiquement, la Suisse a toujours eu besoin de l’extérieur et conserve un esprit d’ouverture fort”. Enfin, “les galeristes apprécient la qualité et la précision suisses et le public les infrastructures touristiques”.

Et si l’on voulait brosser le portrait du collectionneur suisse ? “Il est avant tout très discret. Très sérieux dans sa façon de collectionner, il le fait pour l’amour de l’art et non pas pour le prestige social. D’ailleurs, il ne montre pas volontiers sa collection. Il ne suit pas les modes et reste très fidèle aux artistes. Il collectionne pour lui, mais fait acte de mécénat très généreusement et sans contrepartie en soutenant des institutions ou en léguant sa collection.” Des caractéristiques encourageantes qui annoncent encore beaucoup de beaux jours au marché de l’art en Suisse !

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°138 du 7 décembre 2001, avec le titre suivant : Le marché de l’art en Suisse, une place de taille pour un petit pays

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