Anselm Kiefer se livre

Une analyse signée Daniel Arasse

Le Journal des Arts

Le 7 décembre 2001 - 768 mots

À partir de l’exposition à la Biennale de Venise, en 1980, qui suscita la vive polémique sur la germanité des peintures de Kiefer, l’historien d’art Daniel Arasse tente d’analyser dans son livre monographique la fascination, l’éclat et l’embarras de ce qu’il nomme « quelque chose de brut » des œuvres de l’artiste allemand. Chronologique, le livre expose longuement la réflexion d’une peinture « après Auschwitz », les thèmes des cultures enfouies ou le recours aux images cosmiques, en y écartant, parfois, l’extrême sensibilité et la mélancolie de la création chez Kiefer. Invention que l’on retrouve dans les livres publiés par l’éditeur allemand Heiner Bastian.

Existe-t-il une bibliothèque qui pourrait contenir tous les livres d’Anselm Kiefer ? Ceux qu’il a fabriqués à partir des années 1968-1969 et qui, déjà, étaient troubles dans leur destination : livres de papier, de graphite sur carton, de photographies originales prises par Kiefer lui-même ou soulignant l’imagerie de propagande tirée des magazines allemands sous l’ordre nazi. Ces livres uniques, que l’on peut appeler “livres d’artiste” faute de mieux, mais qu’il faudrait qualifier d’œuvres autonomes, n’étaient pas, a priori, destinés à être édités comme tels à l’époque de leur fabrication. Ils prennent la forme de carnets à l’écriture manuscrite. Ils offrent des photographies recouvertes plus ou moins partiellement de peinture, des dessins à l’aquarelle aqueuse ou des objets collés directement sur les pages comme des cheveux de femmes, un fil de cuivre, des morceaux de céramique ou un lais entier d’argile et de boue. Livres d’images, de contestation, de confessions métaphoriques et d’expérimentation graphiques : au fil de ces “images-pages”, le lecteur aborde des thèmes, parfois énigmatiques, sujets chers à Kiefer comme L’Inondation d’Heidelberg (1969), Érotique en Extrême-Orient, ou transition du chaud au froid et pense à la fable projetée par Borgès : un jour, un homme fait le projet de dessiner le Monde. Les années passent, il peuple une surface d’images de provinces, de royaumes, de montagnes, de golfes, d’îles, de poissons, de maisons, d’instruments, d’astres, de chevaux, de gens. Peu avant sa mort, il s’aperçoit que ce patient labyrinthe de formes n’est rien d’autres que son portrait.

Daniel Arasse, dans son ouvrage monographique, ne s’est pas trompé en soulignant par deux chapitres l’importance du livre dans l’œuvre de Kiefer. Au deuil d’une culture comme rédemption impossible de l’Holocauste chez Kiefer, il remarque que la gigantesque sculpture, au cours des années 1985-1989, (Mésopotamie - La Papesse) figurant une bibliothèque de livres en plomb, tourne une page dans le parcours de l’artiste. “Leurs dimensions, d’abord, en font des livres gigantesques, des livres à la mesure des géants auxquels ils semblent destinés et qui auraient seuls la force de les soulever, de les déplacer, de les manier. Par ailleurs, l’usure manifeste du plomb, leurs colorations (...) et leurs oxydations (...) donnent le sentiment d’objets d’une très lointaine antiquité, dont les pages enferment et protègent un savoir ancien, archaïque même, remontant à une phase mythique de l’histoire où les hommes commerçaient avec les dieux.”

Ces livres-sculptures qui accompagnent les nouveaux thèmes d’Anselm Kiefer comme les autoportraits aux tournesols noirs, les vêtements recouverts de sable dans l’ouvrage Les Filles de Lilith, ou les fleurs séchées dans les livres consacrés aux Reines de France (1996), font place à une résignation merveilleuse et à une douceur : plis du temps, recouvrement, mélancolie ; rapport du temps singulier de l’artiste à celui universel du cosmos, histoire contemporaine et lointaine en forment la trame enchevêtrée et attachante.

Ces œuvres enfermées, comme le sont tous les livres, ont connu quelques éditions pour le public. Si les éditions du Regard avaient reproduit, sur papier vergé, avec des pages non massicotées, l’un des premiers livres de Chierez, 20 ans de solitude en 1998, il faut saluer le travail de l’éditeur berlinois Heiner Bastian qui publie en 1999 Über euren Städten wird Gras waschen (L’herbe poussera sur vos villes), où la photographie aérienne d’une ville grouillante est recouverte peu à peu, au fil des pages muettes de tout commentaire, par un champ de fleurs. Et en 2000, le Ich halte alle Indien in meiner Hand (Je tiens toutes les Indes dans ma main), ouvrage, qui, en une suite de photographies noir et blanc, suscite par le happening d’un nageur, Kiefer lui-même, la poésie mallarméenne. À moindre prix, ces livres de bibliophile sont la mémoire de la mémoire de Kiefer.

- Daniel Arasse, Anselm Kiefer, Paris, éditions du Regard, 590 francs.
- Anselm Kiefer, 20 ans de solitude, Paris, éditions du Regard, 1998, broché, 390 francs
- Anselm Kiefer, Über euren Städten wird Gras waschen et Ich halte alle Indien in meiner Hand, Berlin, éditions Heiner Bastian.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°138 du 7 décembre 2001, avec le titre suivant : Anselm Kiefer se livre

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