Histoire de l'art - Sculpture

Les sculpteurs de la réalité

Le moulage sur nature, un art à part entière

Par Jean-François Lasnier · Le Journal des Arts

Le 7 décembre 2001 - 1101 mots

Destiné à un usage aussi bien personnel que professionnel, artistique que scientifique, le moulage sur nature connaît au XIXe siècle un développement sans précédent. Dominée par la figure du sculpteur Adolphe Victor Geoffroy-Dechaume, l’exposition « À fleur de peau », au Musée d’Orsay, pose indirectement la question du statut de ces moulages en plâtre : œuvre ou document ?

PARIS - Entre 1834 et 1850, Adolphe Victor Geoffroy-Dechaume (1816-1892) constitue un ensemble – quasiment unique aujourd’hui – de moulages d’après nature. Acquis l’an dernier par le Musée des monuments français, ce fonds d’une qualité exceptionnelle constitue le fil conducteur de l’exposition. Organisée par Édouard Papet, conservateur à Orsay, celle-ci envisage les divers usages du moulage sur nature – artistiques, sentimentaux ou scientifiques – et, indirectement, pose la question de son statut : œuvre ou document ? Cette pratique, qui connaît un développement sans précédent au XIXe siècle, a évidemment partie liée avec l’avènement du naturalisme. Mais les moulages, substituts commodes au modèle vivant, avaient de longue date peuplé les ateliers, constituant une sorte de dictionnaire d’attitudes à la disposition du peintre ou du sculpteur.

Pour Geoffroy-Dechaume, futur pilier du Musée de sculpture comparée créé à l’instigation de Viollet-le-Duc, les nombreux portraits en plâtre moulés directement sur le visage de ses proches composent une sorte d’album intime, sans lien apparent avec sa production sculptée. L’extraordinaire sensibilité de ses moulages, qui restituent avec fidélité tous les plis, toutes les textures de la peau, donne au plâtre des qualités charnelles que sa blancheur et sa neutralité semblaient lui refuser. Obligeant le modèle à fermer les yeux, la réalisation d’un moulage du visage nous ramène aux origines mythiques du portrait naturaliste, le masque mortuaire en cire des Romains de l’époque républicaine. Dans l’exposition, les masques mortuaires – de Pradier, Carpeaux ou Bugatti – succèdent imperceptiblement aux effigies “vivantes”. Dans les deux cas, la présence du réel s’exprime dans un registre proche de l’apparition.

À l’œuvre dans le portrait, la dimension mémorielle s’affirme tout aussi bien dans le moulage de diverses parties du corps, à commencer par la main de l’artiste (Victor Hugo par exemple) qui n’est qu’une autre figure du portrait. Le Moulage sur nature du visage de Louis Steinheil les mains sur les yeux synthétise ces deux faces du portrait. Véritable fétiche, le fragment moulé dévoile ce qui est habituellement dissimulé, et connaît de ce fait un large succès dans une société étouffée par une morale conservatrice. Tout en satisfaisant désirs inavoués et admirations forcenées, le commerce offre en outre aux artistes un matériau d’étude peu coûteux. Curieusement, ainsi que le met en évidence l’exposition, les moulages du commerce et ceux des artistes partagent un répertoire commun de formes, de positions des mains ou des pieds. De Vincenzo Vela à Antonio Gaudí, dont l’atelier était empli jusqu’au plafond d’éléments moulés de toutes sortes, le moulage est constitutif de leur mode d’appréhension du réel. Et l’exposition souligne à plaisir ces glissements de la reproduction en plâtre à l’œuvre achevée.

Dès les années 1830, la science comprend le parti qu’elle peut tirer de la pratique du moulage, pour l’étude des pathologies, la phrénologie ou encore l’ethnographie. “Le plâtre doit jouer dans la partie plastique des sciences le même rôle que la photographie dans sa partie iconographique et ce n’est qu’à l’aide de ces fidèles reproducteurs de la nature que l’on verra disparaître certaines productions [...] qui abusent de la confiance du public scientifique”, estime Émile Küss dans son Anatomie humaine et comparée, moulée en plâtre sur nature et peinte d’après les préparations (1840).

Suggéré par la littérature scientifique, le rapprochement avec la photographie sera repris par la critique artistique. Tout au long du XIXe, de la Femme piquée par un serpent de Clésinger (présentée en permanence dans la nef d’Orsay) à la Danseuse de Falguière, l’insertion d’éléments moulés dans quelques sculptures célèbres devait provoquer de vives polémiques. Si, en l’occurrence, la personnalité des modèles – des demi-mondaines – n’est pas étrangère au scandale, la transcription littérale du réel est perçue comme un signe d’impuissance artistique, une marque d’infamie. “Le procédé employé par M. Clésinger est à la statuaire ce que le daguerréotype est à la peinture”, s’exclame Gustave Planche au Salon de 1847. Il ne croit pas si bien dire. Loin d’être la pratique servile décrite par ses détracteurs, le moulage s’inscrit dans une authentique démarche artistique, comparable par certains aspects à la photographie. Ce problème de nature fut posé dès 1834 à propos du masque mortuaire de Napoléon Ier réalisé par le docteur Antommarchi ; celui-ci s’opposait, au nom de la protection de son droit d’auteur, à la réalisation de surmoulages de son “œuvre”.

Les réalisations de Geoffroy-Dechaume occupent une place essentielle dans cette définition d’un art du moulage, “à la fois copie troublante de la réalité du modèle et fragmentation originale du corps redevable à l’œil de l’artiste”, comme l’écrit Édouard Papet. À l’instar de la photographie, le choix du cadrage apparaît fondamental, en signalant la présence d’un regard. Par ailleurs, les contraintes pratiques liées au moulage produisent, induisent même, des effets inattendus, et pour tout dire inédits. De la chair de poule (l’horripilation), provoquée par le contact avec le plâtre liquide, au jeu sur les matières rendu possible par les tissus de protection (bien avant les recherches de Rodin pour son Balzac). Malgré sa désignation peu poétique, le Moulage sur nature d’un corps de femme, partiel, allongé sur le côté gauche est loin du “calque inanimé de la vie” stigmatisé par David d’Angers, montrant non seulement ce qui est habituellement caché mais aussi ce qui ne peut être représenté. Une observation attentive de la figure révèle la présence de fissures, provoquées par la respiration de la femme avant la prise du plâtre. À travers ces modestes “cicatrices”, c’est le temps qui s’introduit dans la sculpture. Cette singularité n’a pas échappé à Georges Didi-Huberman qui, dans le catalogue, tente d’en mesurer la portée théorique : “Cette fissure apparaît donc comme la ‘ligne de front’ du conflit incessant qui, en chaque moulage sur nature, oppose l’air-apparence (en vue de quoi se fabrique le double du modèle) et l’air-substance (grâce auquel se maintient le souffle du modèle). Nous sommes là au cœur du petit drame technique qui, sous la gangue de plâtre, oppose la ressemblance qui ‘prend’ et la vie qui cherche, contre l’étouffement du matériau, à maintenir son rythme.”

- À FLEUR DE PEAU, LE MOULAGE SUR NATURE AU XIXe siècle (37,35 €), jusqu’au 27 janvier 2002, Musée d'Orsay, quai Anatole-France, 75007 Paris, tél. 01 40 49 48 14, tlj 10h-18h, jeudi 10h-21h45, dimanche 9h-18h. L’exposition sera ensuite présentée à Leeds, Hambourg et Ligornetto (Suisse).

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°138 du 7 décembre 2001, avec le titre suivant : Les sculpteurs de la réalité

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