Après les attentats, les professionnels sont partagés

En France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, les acteurs du marché de l’art témoignent

Le Journal des Arts

Le 7 décembre 2001 - 1890 mots

Plus de deux mois après les attentats de New York, nous avons interrogé les acteurs du marché de l’art français, américain et britannique. Galeristes, antiquaires, directeurs de banques, commissaires-priseurs ou organisateurs
de foires, tous se prononcent sur les récents événements et jugent de leurs conséquences sur le marché de l’art.

Jean-Luc Baroni
Galeriste à Londres
“Pour l’instant, nous n’avons ressenti aucun effet de la baisse des taux d’intérêt, mais ce n’est pas la saison pour nous. Il n’est pas facile de savoir comment le marché réagit, mais, dans mon cas, je m’attendais à de mauvais résultats à la Biennale de Florence et, en fait, ils ont été excellents. Je n’ai pas forcément vendu les peintures les plus chères, mais plutôt des œuvres de qualité et en bon état de conservation. Les collectionneurs savent choisir et sont mieux informés, et c’est une bonne chose pour le marché. Je ne peux pas dire, en fonction de ce que je vends, si les habitudes d’achat des clients ont changé, mais, si je m’en réfère aux ventes, les œuvres de qualité atteignent des prix mirobolants. Cela confirme ma propre analyse : de plus en plus de gens veulent des œuvres de qualité.”

Me Jean-Claude Binoche
Commissaire-priseur à Paris
Depuis le 11 septembre, le marché n’a pas vraiment baissé selon Me Binoche : “justement, c’est même plutôt le contraire, on a assisté à des prix records dont l’ultime démonstration a été la vente Gaffé du 6 novembre dernier à New York”. Les investisseurs sont confrontés à des perspectives boursières relativement mauvaises. De plus, les placements monétaires ont des taux assez bas, ces différents paramètres engendrent un désir de biens matériels qui conduit tout naturellement au marché de l’art et à l’immobilier. “Cette fonction de valeur pour l’objet d’art a été un peu redécouverte cette saison”, et ce sont particulièrement les œuvres de qualité qui ont les faveurs des acheteurs. L’investissement s’éloigne ainsi de la pure spéculation pour rejoindre le monde plus noble de l’amateurisme. Cet intérêt d’une clientèle nouvelle pour le marché de l’art vient pallier la disparition des acheteurs américains dont la présence se raréfie depuis deux mois.

Jon Bourassa
Service de conseil de la Citibank à New York
“De mon point de vue, le marché de l’art n’a été que peu affecté. Tous les éléments étaient déjà en place : un ralentissement du marché qui s’aligne sur l’incertitude économique, une sélectivité accrue, avec des collectionneurs qui attendent l’occasion d’acheter le meilleur et le plus rare à bon prix, et, enfin, une agitation dans le monde des enchères avec plus de concurrence pour s’assurer la possession des œuvres. La plupart des ventes sont solides, à l’exception de celles qui n’ont pas su se montrer à la hauteur en termes de qualité. Il peut aussi y avoir des achats de ‘bien-être’ lorsque les collectionneurs veulent échapper à l’atmosphère causée par les événements. Mais, en règle générale, les acheteurs semblent confiants dans le fait que la conjoncture économique va bientôt rebondir et que le marché de l’art suivra.”

Dominique Chevalier
Antiquaire et président du Syndicat national des antiquaires à Paris
“Je peux dire qu’au mois de septembre, les affaires se sont arrêtées de manière assez nette.” Selon Dominique Chevalier, certains antiquaires, qui étaient sur le point de conclure d’importantes ventes, ont vu leurs projets interrompus. Cependant, depuis le mois d’octobre, un frémissement s’est fait sentir, et une reprise des affaires a pu être constatée. Il faut toutefois envisager l’état du marché de manière plus globale : une baisse générale est effective depuis presque un an et correspond au déclin de la Nouvelle Économie. La clientèle américaine était donc déjà moins présente, même si le phénomène s’est encore accentué depuis le 11 septembre. Les marchands bénéficiant d’une clientèle internationale de passage, comme les Puces ou le marché Biron, souffrent particulièrement depuis les événements new-yorkais. Les clients n’investissent pour l’instant pas plus dans les œuvres d’art, mais le marchand espère “qu’avec cette période de crise, les gens prendront conscience du prix des œuvres d’art et qu’ils seront plus équilibrés dans leurs placements et leurs investissements”.

Richard Feigen
Marchand de tableaux de maîtres anciens et de peinture contemporaine à New York
“Je n’ai pas remarqué d’effet immédiat sur le marché. Il faut considérer que le 11 septembre fait partie d’une situation économique générale. Si cela doit affecter un marché, ce sera celui de l’art contemporain haut de gamme. Dans notre spécialité, nous n’avons ressenti aucune tension. Cela vient peut-être du fait que l’économie et le marché des valeurs font que l’art est une alternative viable. Les prix ont atteint des sommets au-delà de nos espérances lors de la vente Gaffé le 6 novembre à New York : un Léger a été cédé à 16 millions de dollars. Les œuvres venaient tout juste d’entrer sur le marché et il n’y avait pas de prix de réserve, ce qui a attiré beaucoup de monde. La résistance du marché s’explique en partie par le fait que les gens se demandent comment ils peuvent dépenser leurs revenus. Des sommes d’argent considérables ont été accumulées au cours des dix dernières années et c’est de l’argent fiable, et non pas emprunté comme c’était le cas lors des précédents booms. Les gens qui détiennent ces capitaux ne sont pas intéressés par les valeurs à rendement fixe, ni par le marché boursier qui est perçu comme étant aussi vulnérable que le marché de l’immobilier parce qu’il est trop élevé dans une économie faible. Les œuvres d’art de qualité représentent un bon investissement. Nous avons vendu plusieurs peintures majeures depuis le 11 septembre. Autant que je puisse dire, le fait que les gens aient peur de prendre l’avion ou de venir à New York n’a pas vraiment affecté le marché. Ce dernier, pour des artistes comme Koons et Hirst, peut menacer de s’effondrer, car les gens qui achètent ces artistes sont davantage dépendants du marché des valeurs. Mais franchement, je suis étonné que, pour nous, tout aille si bien.”

Rik Gadela
Commissaire du salon Paris Photo à Paris
“À mon sens,  le marché de l’art se porte bien. La Foire de Cologne s’est très bien passée, le bilan de l’International Fine Art Fair de New York est tout à fait positif, et à Paris Photo, les exposants ont bien vendu. Peut-être la chute de la Bourse donnera-t-elle envie aux gens d’investir dans des œuvres d’art ? Je n’ai pour l’instant pas remarqué de changements notables.”

Anna Haughton
Organisatrice de foires à Londres
“Lors de la dernière crise, les gens se sont trop endettés. Ils veulent l’éviter cette fois car, même si les taux sont bas en ce moment, ils peuvent remonter l’année prochaine. Il semblerait qu’il y ait un marché haut de gamme pour les œuvres rares et insolites. Les acteurs du marché haut de gamme n’ont pas souffert financièrement, mais le moral, plus que la santé financière, a peut-être été atteint, ce qui pourrait les dissuader d’acheter pour l’instant. Les acheteurs sont toujours très nombreux pour les valeurs sûres.”

Daniel Lelong
Galeriste à Paris
“Le marché de l’art fonctionne par cycles. J’ai d’abord pensé que nous entrions dans une nouvelle période de crise... Mais, si c’est vrai aux États-Unis, pour moi, le marché de l’art n’est pas touché.” Comme tous les acteurs du marché, Daniel Lelong a commencé par craindre une crise de même ampleur que celle du début des années 1990. Le phénomène lui semble toutefois assez improbable, car “le marché s’est considérablement assaini depuis une dizaine d’années. Il revêt toujours un aspect spéculatif, mais dans des proportions qui ne sont pas comparables avec ce que nous avons pu connaître”. Il n’a d’ailleurs pas véritablement constaté de différences depuis le 11 septembre ; sa galerie new-yorkaise enregistre des ventes. Le galeriste est toutefois prudent : si son activité est pour l’instant épargnée, l’évolution de la situation économique et politique reste imprévisible.

Martin Levy
Antiquaire à Londres
“Notre première réaction a été de nous dire que nous ne voulions pas savoir si nous allions ou non vendre des œuvres, et si les affaires se porteraient bien ou mal. Mais au cours des semaines et des mois qui ont suivi, les gens ont continué à vouloir enrichir leurs collections. Les décorateurs ont toujours des projets et ne cessent d’acheter. Les affaires continuent. J’étais à New York pour trois semaines à l’époque où l’International Fine Art Fair aurait dû avoir lieu. Nous avions une exposition et nous avons conclu de nombreuses affaires. Mais ce n’était pas pareil, car l’ambiance a changé ; l’angoisse est palpable, mais les gens continuent à acheter. La plus grande différence réside dans le fait que les pièces les moins intéressantes suscitent moins d’intérêt. En revanche, le marché de moyenne gamme, comme on l’appelle, bat de l’aile.”

Peter Nahum
Marchand de dessins et d’aquarelles du XIXe siècle à Londres
“J’ai été agréablement surpris par le volume des échanges  depuis le 11 septembre. Avant cette date, nous vivions déjà des temps un peu difficiles. Ce n’est forcément mauvais pour les marchands car cela signifie que nous pourrons faire des achats intéressants. Nous bénéficions soit des taux d’intérêt plus bas, soit des sommes d’argent débloquées du marché boursier ou encore des gens qui décident de dépenser plutôt que d’épargner car ‘la vie est courte’. Je ne pourrais pas dire : j’ai des œuvres à vendre et elles se vendent. Mais aussi surprenant que cela puisse paraître, les affaires continuent. Si l’on est patient, des occasions vraiment intéressantes pour acheter peuvent se présenter. Le marché se porte toujours très bien, il est assez inégal.”

Me Jacques Tajan
Commissaire-priseur à Paris
“Je pense que nous avons beaucoup paniqué après le 11 septembre... Finalement je trouve que, par rapport au choc psychologique, le marché s’en tire bien”, estime Jacques Tajan. Même si la situation actuelle ressemble à une crise, on oublie trop facilement, selon lui, que les États-Unis ont connu depuis dix ans une prospérité considérable. Si l’économie traverse un léger ralentissement, il ne faut pas en dramatiser les conséquences. Les ventes new-yorkaises ont d’ailleurs d’excellents résultats. Sans exclure la possibilité d’une baisse, le marché de l’art est bien loin de la véritable crise qu’il a traversée en 1990-1991, et ne montre pour l’instant aucun signe de faiblesse. De plus, Me Tajan considère que, lors des ralentissements boursiers, les acteurs du marché envisagent les œuvres d’art comme des investissements dont la valeur ne peut qu’augmenter : un objet cher représente peu de charges et peut même procurer un certain plaisir. “Depuis un mois et demi, de plus en plus de gens veulent acheter des œuvres d’art, il y a un facteur psychologique, lié à la situation politique et économique, qui pousse les gens à acheter.” C’est ainsi qu’il explique la forte demande dont son étude fait l’objet depuis quelque temps. De plus, il a pu constater un changement notable dans la constitution de sa clientèle, dont la part orientale ne cesse d’augmenter face à un nombre d’acheteurs américains toujours moins nombreux.

Randall Willette
Directeur général Art Banking UBS à Londres
“Les taux d’intérêt plus bas ne semblent pas avoir affecté le marché ; pour ce qui concerne la réaction du marché, nous pensons que tout deviendra plus clair lorsque les résultats seront disponibles. Nos clients sont des collectionneurs sérieux et comme ils ne sont pas amateurs de gros coups, les événements du 11 septembre ne les ont pas affectés. Ce qui est certain, c’est que la qualité est de plus en plus recherchée et cela se vérifie également pour le marché des investissements.”

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°138 du 7 décembre 2001, avec le titre suivant : Après les attentats, les professionnels sont partagés

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