Roland Recht : La capacité des œuvres à nous transformer

Un entretien avec Roland Recht, titulaire de la chaire d’Histoire de l’art européen médiéval et moderne au Collège de France

Le Journal des Arts

Le 11 janvier 2002 - 1947 mots

Professeur au Collège de France depuis le 1er mars 2001, Roland Recht est un médiéviste attentif à l’art contemporain. Rencontre avec cet historien de l’art qui a fait la majeure partie de sa carrière à Strasbourg.

Vous avez été élu à la chaire d’Histoire de l’art européen médiéval et moderne, un intitulé large inhabituel dans la spécialisation universitaire. Quelle conception de l’histoire de l’art sous-tend cet élargissement ?
Une chaire au Collège de France est créée par l’assemblée des professeurs. C’est une alchimie complexe entre une discipline, une personne donnée que les professeurs souhaitent faire entrer au collège, et un projet d’enseignement et de recherches précis de celle-ci. Cet intitulé large signifie que mon enseignement ne portera pas uniquement sur le Moyen Âge, mais aussi sur le passage du Moyen Âge aux Temps dits modernes, sachant que ce passage ne peut pas être qualifié abruptement de “Renaissance”. L’architecture gothique, par exemple, n’a pas été simplement abandonnée à partir d’un moment donné mais elle a continué d’exister et l’on continuait à s’y intéresser aussi parce qu’on a introduit le gothique dans les traités issus de la tradition vitruvienne. À partir du XVIe siècle déjà, le Moyen Âge est réévalué en fonction de stratégies particulières des artistes et cela même au-delà de la période moderne, jusqu’au XXe siècle. Dans la théorie moderne de l’architecture, le gothique est compris comme modèle même de ce qu’est l’architecture constructive, de ce qui intéresse au plus haut point les ingénieurs du XVIIIe siècle. Il ne faut pas découper le temps historique en tranches qui seraient autant de contenus autonomes parfaitement explicables en eux-mêmes ; l’art n’a jamais pris en compte aucune barrière, ni aucun concept comme Moyen Âge ou Temps modernes. L’intitulé de ma chaire correspond simplement à une approche de la longue durée.

Vous récusez une histoire de l’art évolutionniste et linéaire et vous prônez la prise en compte de tout ce qui concourt à la concrétisation de l’œuvre d’art. Quels sont les contours de cette pratique de l’histoire de l’art ?
Je revendique la possibilité de me servir de méthodes, d’outils que je trouve ailleurs que dans l’histoire de l’art, si j’éprouve le besoin de les utiliser dans tel domaine précis de mon travail. Le caractère hybride de notre discipline lui confère une grande richesse : elle implique le recours à des champs disciplinaires différents ; nous ne prétendons pas détenir une méthode unique qui répondrait à l’ensemble des questions que nous posent les œuvres d’art. L’histoire de l’art a appris, en Allemagne, en Italie, dans les pays anglo-saxons, plus modérément en France, à solliciter des moyens d’investigation très larges, avec des chances de succès qu’il faut sans cesse revitaliser. C’est cette revitalisation, cette dynamique permanente qui constitue une recherche ouverte, qui ne soit pas bloquée sur des doctrines et des principes émoussés. J’ai aussi pu être impressionné au cours de mon propre travail par des auteurs comme Warburg, ou Wickhoff – dont les éclats de génie et les échecs sont extrêmement stimulants – comme Cesare Brandi ou Roberto Longhi, comme Robert Klein ou André Chastel, comme Von Schlosser ou George Kubler pour vous livrer quelques noms. Ce que je n’aime pas, ni chez Riegl, ni chez Wölfflin, ni chez Panofsky, c’est ce qui fait système. J’ai le système en horreur. Le système, c’est le lit de Procuste sur lequel tant d’historiens de l’art retaillent tout ce dont ils s’emparent. Mais celui qui m’a fait aimer l’histoire de l’art, c’est Louis Grodecki, un véritable maître. Auprès de lui, j’ai acquis la certitude que l’histoire de l’art est une “discipline” qui exige un va-et-vient constant entre l’objet – l’œuvre d’art – et la théorie. Les premiers forment le matériau, la seconde contient nos outils conceptuels, sans lesquels il n’y a pas d’histoire de l’art.

Vous avez été amené à interroger des moments d’origine, l’avènement de nouveaux statuts artistiques, tels que l’origine du musée, la naissance de la photographie. Votre réflexion privilégie-t-elle les ruptures fondatrices ?
En effet, ces moments fondateurs m’intéressent beaucoup, mais dans la mesure où reconstruire leur fondation, c’est montrer comment ils étaient préparés quelquefois longtemps à l’avance – ce qui me paraît plus intéressant que le moment de rupture lui-même. Par exemple, dans l’avènement de la photographie, il m’a semblé que la lecture du jardin paysager au XVIIIe siècle pouvait faire apparaître un espace où se trouve expérimenté un nouveau regard sur les choses, un regard fragmenté, qui allait ensuite devenir central dans l’invention de la photographie. Dans La Lettre de Humboldt, je cherche à saisir comment un individu issu à la fois de l’idéalisme allemand et du Romantisme naissant serait amené à percevoir ce nouveau type d’image qu’allait être le daguerréotype. Dans le cas du musée, le dispositif muséal est à prendre en considération en tant qu’invention d’une sorte de “théâtre de mémoire”, la tentative de spatialiser du temps, et qui n’était possible qu’avec l’avènement d’une conception historiciste de l’histoire. Quant au gothique, premier moment de rupture indiscutable avec la tradition antique, il n’est pas seulement celui d’une invention technique comme on le dit souvent, mais celui d’une nouvelle relation avec le monde visible, donc avec l’invisible. Il s’agit là aussi de repérer un moment fondateur, mais aussitôt, de creuser les niveaux de stratification qui le sous-tendent ou qui vont ensuite se superposer à lui, le rendre opaque ou du moins non directement perceptible.

Vous avez montré un grand intérêt pour l’art contemporain. Pensez-vous que le médiéviste trouve dans l’art de son temps des paradigmes de la création artistique du passé ?
J’ai la conviction profonde que tout écrit de l’historien de l’art sur le passé est aussi implicitement une prise de position sur l’art du présent. Si j’essaye de réfléchir sur ma propre évolution, je constate que je me suis intéressé avant tout autre chose en art, aux artistes de mon temps, intérêt ensuite minoré, notamment par faute de temps au profit de l’art médiéval qui a représenté en apparence une sorte d’éloignement maximal. Mais la direction des Musées de Strasbourg en 1986 m’a à nouveau permis une intimité plus grande avec l’art de mon temps, et avec des artistes bien sûr. Entre le travail d’historien de l’art médiéval et l’étude d’un artiste contemporain, les interférences, les interactions sont permanentes, puisqu’elles s’opèrent dans un même regard singulier. Mon étude sur Giuseppe Penone, ou le catalogue Saturne en Europe, sont des réflexions qui utilisent aussi d’autres outils, situés davantage du côté de la psychologie de la forme ou de l’ethnologie, de la théorie littéraire ; elles relèvent plus directement de la critique d’art.

Dans Penser le patrimoine, vous faites une critique des nouvelles présentations de la sculpture classique dans les cours du Louvre. Que vous inspire la muséomania actuelle ?
Je me dois de tenir un discours modeste là-dessus parce que j’ai été moi-même impliqué dans cette course en avant. Néanmoins, je pense que nous perdons aujourd’hui la conscience de ce qui est véritablement le travail de la muséologie, de la mise en espace d’une collection patrimoniale. J’ai le sentiment que c’est la politique technocratique, et donc l’économie, qui se sont emparées des rênes des opérations et que les conservateurs, ou bien essayent de courir aussi vite, et dans ce cas vont parfois trop loin en faisant des choses affligeantes, ou bien se tiennent tellement en retrait qu’ils ne sont plus crédibles aux yeux des responsables territoriaux et, à ce moment-là, c’est aussi au détriment du patrimoine. À la direction des Musées de Strasbourg, j’ai passé quelques années à faire peut-être utilement de la pédagogie en direction des politiques qui se croyaient plus habilités à diriger les musées que ne l’était leur directeur. On demande aujourd’hui aux conservateurs de faire des expositions qui rencontrent de grands succès publics – ce qui est souvent contradictoire avec un travail de fond – des “coups”, des “événements”, tout ceci est par définition trivial et consternant. Je ne suis pas en mesure de donner une solution, sinon de repenser notre relation au patrimoine. Qui doit à nouveau devenir un bien collectif. Il y a beaucoup à apprendre auprès des Italiens qui ont une culture artistique, une attention au patrimoine dues en partie à leur formation scolaire.

Vous êtes très attentif à la réception visuelle des arts de l’espace, mais aussi à la compréhension de l’art par le langage. Comment voyez-vous la réarticulation de ces modalités d’appréhension ?
L’intérêt pour les arts de l’espace est pour moi fondamental car, à la différence de la peinture, l’appréhension de l’architecture et de la sculpture se fait avec le corps tout entier, et par des changements de points de vue, ce qui introduit la durée dans la perception et l’expérience sensible de l’œuvre d’art. Pour moi, il est très important de mettre l’accent, au Collège de France, sur l’architecture et la sculpture, car le débat théorique sur la discipline a trop tendance en France à tourner autour de l’interprétation du tableau. Le Laocoon de Lessing est pour moi un texte essentiel : voilà quelqu’un qui vient de la littérature, de la dramaturgie et qui nous dit que l’appréhension de l’œuvre d’art implique le temps. Dans la mesure où je décris ce que je vois, je mets en ordre, je classe une hiérarchie d’éléments signifiants, je les organise en discours, autrement dit, je transpose une forme plastique, c’est-à-dire de l’espace, en durée. Une œuvre d’art n’a pas d’existence si elle ne fait pas l’objet d’une expérience sensible et elle n’a pas d’existence qui puisse être communiquée s’il n’y a pas le langage. Tout discours sur l’art est une sorte de procès verbal de l’expérience sensible et critique de l’œuvre. Aux merveilleux textes de Lessing et de Winckelmann, il faut ajouter ce monument de la langue que sont les Salons de Diderot, les premiers textes de critique d’art que j’aie lus, du reste, au lycée. Je suis fasciné par ce pouvoir suggestif de la langue – cette façon de chercher le mot qui agit comme un cristal de roche – chez les grands écrivains ayant écrit sur l’art, comme Baudelaire ou plus près de nous, Yves Bonnefoy ; ils ont le bonheur de susciter un rapport nouveau à l’œuvre d’art.

Comment concevez-vous votre programme d’enseignement et de recherche au Collège de France ?
Mon cours portera cette année sur le gothique et la naissance de l’architecture moderne, et le séminaire sur l’histoire de l’histoire de l’art en France comparée à la situation dans les pays de langue allemande. Je compte étudier cette question de l’espace architectural créé par le gothique ainsi que ce qui va habiter cet espace, à savoir la sculpture (que je traiterai l’année suivante) ; toujours en débordant sur les Temps modernes, sur une durée suffisamment longue pour voir comment ces questions sont relayées, se maintiennent ou non sous d’autres régimes esthétiques, le sens qu’on peut leur donner aujourd’hui étant nécessairement informé par les significations données à ces œuvres depuis des siècles. Cela suppose un travail d’historiographie et une tentative d’appréhender l’objet à partir d’un point de vue délibérément revendiqué comme actuel. Les sculptures de Notre-Dame de Paris nous sont contemporaines dans la mesure où elles continuent à nous dire quelque chose sur elles-mêmes, mais aussi sur l’œuvre de Brancusi ou de Rodin. On connaît la culture médiévale de Rodin, et on sait à quel point Brancusi a voulu s’opposer à une tradition plastique. Ce ne sont pas de simples jeux de comparaison ou de déplacement, mais une volonté de comprendre autrement la sculpture du XIIIe siècle parce qu’on connaît Rodin, Brancusi et Giacometti, alors que l’inverse semble aller de soi. En fin de compte, ce que la connaissance des œuvres du passé et du présent ont en commun, c’est leur capacité à nous transformer. Ce sont des forces de vie.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°140 du 11 janvier 2002, avec le titre suivant : Roland Recht : La capacité des œuvres à nous transformer

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