Ventes aux enchères

Le nouvel ordre tarifaire des ventes publiques en France

L’ouverture du marché, et la liberté des prix qui l’accompagne, s’est traduite par une flambée des frais pour les acheteurs

Par Jean-Marie Schmitt · Le Journal des Arts

Le 8 février 2002 - 1410 mots

La liberté des prix accompagnant l’ouverture des ventes aux enchères s’est traduite par une flambée des tarifs acheteurs, mal accueillie, en particulier par les marchands, premiers pourvoyeurs et acheteurs des ventes publiques. La nouvelle structure du marché permettra-t-elle au prix de réguler son fonctionnement dans la logique libérale et de restaurer la solidarité professionnelle ? Supputations sur un nouvel ordre tarifaire.

PARIS - On savait que la réforme des ventes aux enchères débouchait, entre autres, sur la liberté des prix. Situation normale, l’instauration de la concurrence était censée, à terme, réguler les prix.
Évidemment, la logique libérale, pour fonctionner suivant les lois de la “concurrence pure et parfaite”, suppose que le marché recomposé respecte les conditions permettant aux prix de jouer leur rôle régulateur. Parmi celles-ci, les maîtres-penseurs du libéralisme identifiaient en particulier le libre accès au marché et la transparence des prix, c’est-à-dire leur parfaite connaissance par les opérateurs. Ils y ajoutaient certaines caractéristiques du marché, telles que l’atomicité, aucun opérateur ne devant être en mesure d’influencer significativement la formation des prix.
L’ouverture du marché français s’étant soldée, dans un premier temps, par une spectaculaire hausse des tarifs, on peut se demander si les conditions du prix régulateur sont actuellement remplies ?

Le marché campe encore sur ses structures anciennes
Si l’on considère la structure actuelle du marché, on constate qu’il reprend à peu près la situation antérieure d’atomisation, à ceci près que les deux grandes maisons anglo-saxonnes ont organisé leurs premières ventes. Chez les opérateurs français, il ne semble pas que des regroupements significatifs se soient opérés. Les sociétés agréées jusqu’à présent ne sont que des “conversions” des anciennes études, avec les mêmes moyens et les mêmes personnes aux commandes. C’est tout du moins ce que laisse penser un rapide examen des sociétés agréées (une trentaine) par le Conseil des ventes volontaires. On constate que nombre d’entre elles se sont constituées sous forme de Sarl (il y a même une Eurl), forme sociale inadaptée à la collecte de moyens financiers importants.
D’emblée, le Conseil des ventes semble avoir pris le parti de ne rien exiger en ce qui concerne la structure financière des sociétés de ventes. Cette orientation peut s’inscrire dans la logique d’ouverture du marché, mais aboutit pour l’instant au résultat inverse de celui escompté par la réforme : ni regroupement, ni modernisation, ni investissement en vue, sauf à escompter un “chevalier blanc” (Pierre Bergé ou une banque) pour fédérer la scène parisienne en rachetant Drouot.
En revanche, en ce qui concerne la province, le maintien de l’émiettement assure la continuité territoriale du marché dans des villes petites ou moyennes (telles que Granville, Sens, Gennevilliers ou Arles pour les premières sociétés agréées). D’une certaine manière, l’argument d’aménagement du territoire invoqué par les commissaires-priseurs de province trouve sa réponse dans le maintien du statu quo. Évidemment, au moment où on se félicite de la réussite de l’intercommunalité, le chacun chez soi a un petit goût d’inachevé.
La tolérance du Conseil des ventes peut-elle se traduire par l’ouverture espérée et une réelle compétition, en particulier tarifaire ? Pour l’instant non. Car, si la barrière financière de l’agrément est levée, reste celle des “personnes habilitées” qui doivent figurer dans les sociétés de vente. Sur ce point, la loi et ses textes d’application, presque indéchiffrables, cantonnent de fait la tenue du marteau aux anciens commissaires-priseurs, habilités d’office par la loi. Si les textes vont apparaître, peut-être plus tard, comme des tigres de papier, ils sont pour l’instant dissuasifs, protégés par un dispositif pénal quasiment “terroriste” : deux ans de prison, 381 122,54 euros d’amende, interdiction d’exercice, confiscation des objets et des sommes etc., alors qu’au même moment, par exemple,  l’utilisation frauduleuse du label “musée de France” sera punie d’une amende de 15 000 euros… On comprend que le seul accès rapide au marché passe par l’utilisation de l’existant. Cette pénurie d’accès explique peut-être pourquoi, à Paris, les enchères montent autour de Drouot.

Sotheby’s et Christie’s assurent une rente au monopole
En ce qui concerne la transparence des prix, elle existe, au moins pour les tarifs acheteurs, mais les opérateurs devront apprendre à jongler avec des tarifications multiples, des dégressivités et de possibles globalisations (voir encadré) auxquels ils sont peu habitués.
À court terme, le marché reste monopolisé, ou plutôt fonctionne comme un oligopole, avec deux acteurs dominants, environnés d’opérateurs pour la plupart de petite taille qui n’ont pas les moyens de leur disputer une part significative du marché en jouant sur les tarifs.
Dès lors, le système fonctionne un peu comme une rente : Christie’s et Sotheby’s et leurs rares challengers (en particulier Tajan) fixent leurs tarifs sur des considérations économiques : la nécessité de couvrir les lourds investissements consentis et les charges salariales d’équipes étoffées. Opérant sur le marché international, ils ne peuvent en outre alimenter des détournements de leurs propres opérations en s’écartant significativement des tarifs qu’ils pratiquent à Londres, New York ou ailleurs ; ils sont en quelque sorte obligés au statu quo tarifaire. Ils peuvent d’ailleurs avoir intérêt à écarter par des tarifs substantiels des opérations petites ou moyennes que ces maisons de vente ne sont pas équipées pour traiter de façon rentable (ce qui explique des frais vendeurs/acheteurs cumulés de près de 33 % HT pour les lots inférieurs à 3 800 euros)
Ceci est vrai sur les frais acheteurs, mais également sur les charges vendeurs. Ainsi, dans les barèmes vendeurs affichés par Christie’s, la dégressivité ne permet d’espérer un taux d’honoraires inférieurs à 7 % (celui qui résultait en France du tarif réglementaire) que pour un chiffre d’affaires annuel supérieur à 550 000 euros.
Les sociétés de vente issues des anciennes études n’ont pas intérêt à tenter une compétition tarifaire, car faute de moyens humains et matériels, elles ne pourraient pas tenir les parts de marché qu’elles s’approprieraient.  Leur intérêt actuel est donc de se placer dans le sillage tarifaire des grands. Comme leurs coûts sont très faibles, à la mesure de leur masse salariale et de leurs investissements, cet alignement leur procure immédiatement un substantiel bénéfice. Reste à savoir s’il sera utilisé comme le législateur l’espérait : en prenant aux acheteurs, supposés captifs, on crée des marges de manœuvres pour attirer les vendeurs, supposés mobiles.

Risques ou opportunités pour les marchands ?
À court terme, cette situation peut se traduire par un transfert massif de valeur ajoutée des consommateurs et négociants aux sociétés de vente. Si on évalue le produit art des ventes aux enchères françaises à 750 millions d’euros, le passage de 9 à 15 % de la moyenne des frais acheteurs va transférer plus de 45 millions d’euros de produits additionnels dans les caisses des organisateurs de vente. Et en ce qui concerne les honoraires vendeurs passant de 7 % à 12-15 %, c’est encore de 38 à 45 millions d’euros qui basculeront.
Pour les marchands, c’est un processus qui continue. En 1991, lorsque les ventes aux enchères ont été soumises à la TVA, leurs opérations ont subies un premier choc. Mais, c’était au profit d’une bonne cause : le budget ; et comme l’imposition à la TVA entraînait  la suppression des droits d’enregistrement, ils s’y retrouvaient puisqu’ils étaient souvent acheteurs et vendeurs. Mais la disparition des droits d’enregistrement a conduit deux ans plus tard au tarif linéaire des commissaires-priseurs qui in fine empochaient la mise.
Petite consolation pour les marchands : la possible généralisation de la tarification par cumul annuel pourrait leur permettre d’obtenir un traitement un peu plus favorable que celui des particuliers.
D’autre part, l’évaluation mathématique de ces transferts de valeur ajoutée ne rend pas compte des opérations et des clients internationaux drainés vers le marché français par les maisons de vente anglo-saxonnes.
Encore une fois, bien des questions subsistent. La plus importante était déjà inscrite dans les incertitudes de la loi. Pendant longtemps, le projet s’ouvrait sur la réaffirmation d’une règle que l’on croyait tombée en désuétude : “nul ne peut faire des enchères le mode habituel d’exercice de son commerce” ; façon de dire que les marchands ne devraient qu’exceptionnellement recourir aux enchères pour écouler leur stock. In fine, la loi n’a pas réaffirmé ce principe. Était-ce simplement pour assurer aux maisons de vente la chair à canon de leurs affaires ? Ou bien pour reconnaître que marchands et organisateurs de vente sont interdépendants ?
Apartheid ou solidarité. Toute la préparation de la réforme s’est déroulée sur le premier modèle ; l’arrivée des Anglo-Saxons va t-elle inverser la tendance ? Ces problèmes de tarifs sont décidément compliqués.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°142 du 8 février 2002, avec le titre suivant : Le nouvel ordre tarifaire des ventes publiques en France

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