Un sens critique du beau

Dispersion à Londres de la collection David Sylvester

Le Journal des Arts

Le 8 février 2002 - 896 mots

Le 26 février, Sotheby’s Londres vendra
la collection du critique
d’art David Sylvester. Éclectiques dans leurs
origines et leurs époques,
ces pièces sont le reflet
du goût privé de l’un
des grands critiques
d’art du XXe siècle.

Londres (de notre correspondante) - Le critique d’art David Sylvester (1924-2001) était reconnu pour son œil extraordinaire et son jugement esthétique. On faisait constamment appel à lui pour organiser des expositions et les anecdotes sur son caractère tatillon ne manquent pas. Ainsi une fois, David Sylvester est resté dans un coin d’une salle de la Hayward Gallery, à Londres, et a examiné pendant vingt minutes une énorme sculpture de Henry Moore, nécessitant trente hommes pour la transporter. Puis, il a déclaré qu’il fallait la déplacer de huit centimètres vers la droite : les trente hommes ont exécuté la demande, mettant de nouveau leurs muscles à rude épreuve. Sylvester s’est alors replongé dans l’étude de la sculpture pendant vingt minutes avant de déclarer qu’il fallait la remettre à sa place initiale ! Indignés, les déménageurs ont tourné les talons.
Quel est l’environnement privé d’un homme animé d’une passion aussi intense et aussi dévorante pour l’art ? La vente de la collection privée de David Sylvester par Sotheby’s, à Londres, le 26 février, livre une approche étonnante de l’esprit de cet homme qui s’est inscrit dans l’histoire comme l’un des plus grands critiques d’art de sa génération. David Sylvester semble n’avoir presque rien acquis en matière de peintures et de dessins, comparé à l’ampleur de ses écrits sur l’art moderne et contemporain. En revanche, il achetait avec assiduité tapis, tissus, sculptures et objets provenant d’une extraordinaire multitude de civilisations anciennes.
De temps en temps, il acquérait effectivement des peintures (il possédait par exemple un Bacon) mais il les vendait lorsqu’il avait besoin de se procurer de l’argent. Hormis son portrait nu, un tableau puissant accroché au-dessus de son lit et peint par sa fille, l’artiste new-yorkaise Cecily Brown, à qui l’on a rendu l’œuvre, toute sa collection est en vente. Doté de moyens limités, Sylvester a sans doute préféré acheter de remarquables exemples d’art ancien et tribal plutôt que se contenter d’œuvres secondaires d’art moderne et contemporain.
Ceux qui l’ont connu et qui lui ont vendu des pièces décrivent sa maison à trois étages de Noting Hill Gate comme tenant plus d’une installation que d’une habitation. C’était une demeure minimaliste avec ses planchers nus et des murs qui auraient bien eu besoin d’un petit coup de peinture, car Sylvester s’intéressait exclusivement aux œuvres d’art. “Le seul endroit confortable était son lit”, déclare le marchand de textile Michael Frances. Sylvester travaillait dans un cagibi.
Une figurine égyptienne en grès représentant le roi Mentouhotep III (estimée entre 200 et 300 000 livres sterling, 322 000-482 000 euros) régnait sur le jardin d’hiver, tandis que la plus grande partie de la pièce principale de la maison était occupée par un canot provenant du Kerala, long de 4,5 mètres (estimé entre 4 et 6 000 livres, 6 400-8 500 euros).
“Il déplaçait les choses constamment, d’un millimètre vers la droite ou d’un millimètre vers la gauche ; c’était une sorte d’obsession”, poursuit Michael Frances. Jonathan Tucker, qui, lorsqu’il était chez Spink, lui avait vendu plusieurs pièces, décrit ainsi ses visites : “S’il était intéressé par une œuvre, je la promenais dans toute la maison et je savais que nous y passerions tout l’après-midi, que je traînerais de lourdes sculptures en haut et en bas des escaliers pour voir comment elles allaient dans les différentes pièces. Lorsqu’il regardait des œuvres, il était capable d’y voir des choses que la plupart des gens ne voyaient pas.”
En matière de sculpture, Sylvester ne recherchait pas la beauté classique : une tête impériale romaine (estimée entre 50 et 90 000 livres, 80 500-145 000 euros) arbore la malveillance despotique de la fin de l’Empire romain et un immense masque Yoruba (estimé entre 20 et 30 000 livres, 32 200-42 300 euros) aux yeux gonflés et aux narines dilatées montre les dents. Il y a plusieurs déesses sensuelles hindoues et un torse de Bouddha de l’Uttah Pradesh du Ve siècle (estimé entre 60 et 80 000 livres, 96 000-129 000 euros) doté d’une dimension héroïque, tout comme un petit torse khmer du XIe siècle, estimé entre 6 et 8 000 livres (9 600 –12 900 euros). Sylvester était réputé pour sa connaissance des tapis anciens. Il a été le commissaire de trois grandes expositions à la Hayward Gallery et son essai Western attitudes to Eastern carpets, dans le catalogue de 1972 de la Collection McMullan, est toujours considéré comme un ouvrage de référence. Michael Frances, de la Textile Gallery, a travaillé étroitement avec lui sur cette exposition. Il décrit sa collection de tissus comme celle d’un historien de l’art, non un historien des tapis. “Il réagissait par rapport à l’esthétique. Il n’était pas vraiment intéressé par l’histoire de la production des tapis. Il s’intéressait à l’espace, à l’équilibre, au raffinement du dessin et à l’émotion que lui procurait la pièce en tant qu’œuvre d’art.” Beaucoup de ces tissus sont des fragments, des petits bouts de grands chefs-d’œuvre ; la pièce la plus importante est un tapis de sol persan jaune de la fin du XVIe siècle, décoré de feuilles en forme de faucilles et de créatures mythologiques (estimé entre 8 000 et 12 000 livres, 12 900 –19 300 euros).

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°142 du 8 février 2002, avec le titre suivant : Un sens critique du beau

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