Ces obscurs objets du design

2002, année Bauchet ?

Par Christian Simenc · Le Journal des Arts

Le 8 février 2002 - 896 mots

Le designer François Bauchet, qui s’était jusque-là distingué par l’édition confidentielle de ses créations, savoure aujourd’hui un succès mérité : première collaboration réussie avec un “industriel”? du meuble, Cinna, et titre de Créateur de l’année, décerné le 10 janvier, au Salon du meuble de Paris.

Il était connu pour être l’homme discret du design français. Il est aujourd’hui devenu on ne peut plus “in” avec Yang, la méridienne qu’il a dessinée pour Cinna et dont il vante actuellement la silhouette dans les doubles pages des magazines. À cinquante-trois ans, François Bauchet se retrouve ainsi propulsé sur le devant de la scène, juste récompense d’un travail de l’ombre entamé il y a une vingtaine d’années déjà. L’heure est alors au “Nouveau Design” et François Bauchet construit son vocabulaire à travers une série de meubles hétérogènes. Le siège C’est aussi une chaise (1981) prend le contre-pied de Magritte – Ceci n’est pas une pipe –, et clame : cette chaise n’est pas une image ! Aucune de ses créations d’ailleurs, tant elles marquent l’espace de leur présence : l’étagère A/Rangement (1982), l’écritoire Je vous souhaite le bonjour mon cher R. (1984), la bibliothèque Grand Mur (1985), le rangement Contenair (1986), ou encore, toute cette série de meubles millésimée 1989 (le Banc, le Cabinet, le Grand Portique...). D’aucuns y voient aussitôt des influences du groupe Memphis, qui sévit à la même époque sur l’autre versant des Alpes, mais, contrairement aux facétieux designers italiens, lui ne juxtapose ni les formes, ni les motifs, ni les couleurs. Car Bauchet n’a pas le verbe latin, il est un designer du silence. Ses lignes sont sobres, sa palette itou. Seule quelque échelle monumentale pourrait évoquer la production transalpine, mais la comparaison s’arrête là.
Les volumes sont denses, comme sculptés dans la masse. Ainsi, le Lit de repos et son Tabouret (1997), ou le vase géant La Vie en rose (1998) qu’il crée pour l’exposition éponyme de la Fondation Cartier, à Paris. Certains meubles disent clairement leur fonction, d’autres restent énigmatiques, tels ces deux meubles “adressés”, à D. L. et à P. F., pupitres conçus, en 1986, pour le repos de la main et dédiés à deux peintres français contemporains. Parfois, le designer s’amuse de subtils décalages : la table Studio (1996) semble recouverte d’une nappe en bois et la Chauffeuse à oreilles (1997), grâce à ses accoudoirs mobiles, se métamorphose en un clin d’œil en divan. Bauchet joue aussi des défauts naturels dus aux procédés de fabrication, comme avec ce service à thé et à café conçu avec les maîtres céramistes de Vallauris, en 1999, où il n’hésite pas à conserver la barbe, cette fine trace qui trahit à la surface de l’objet l’emboîtement des différentes parties du moule. Une révolution dans ce monde de la porcelaine, habituellement consciencieusement polie.
Révolutionner les arts de la table, c’est d’ailleurs le but que s’est fixé François Bauchet avec son projet de vaisselle et de couverts, labellisé “Carte blanche” par le VIA, qu’il vient de présenter au Salon du meuble de Paris. Le designer est parti de ce simple constat : pourquoi, alors que les grands chefs ne cessent d’innover, n’imagine-t-on pas les nouveaux contenants susceptibles d’accompagner cette création culinaire ? François Bauchet met alors à contribution un grand chef, Pierre Gagnaire – pour lequel il avait conçu, du temps de feu son restaurant stéphanois, les tables, les banquettes, mais aussi les plateaux à fromages ou la cave à cigares –, et même un neurologue, Patrick Mac Léod. Résultat : hormis les verres seront bientôt produits les couverts et les assiettes. Pour l’orfèvre Ercuis, outre l’indispensable trio couteau/fourchette/cuiller, le designer a inventé trois ustensiles en inox : une petite pelle, pour ramasser les aliments ou défaire la chair d’un poisson, une fourchette à deux dents, idéale pour picorer, et un “touilleur”, pour le café. Pour le porcelainier Haviland, c’est tout un service, baptisé Résonance, qui est sorti des fours. Bauchet a développé un travail sur l’éveil des sens, notamment la vue et le toucher, exploitant les caractéristiques du retrait de la matière à la cuisson pour obtenir des effets de surfaces inhabituels. Une assiette est truffée d’imperceptibles cuvettes qui, à l’envers, génèrent une forêt de plots. Une autre arbore des ondes concentriques. Leurs bassins vibrent à la lumière. Une troisième peut accueillir, en son centre, un bol ou un coquetier. À peine lui refuse-t-on une forme, une assiette carrée, que le designer se venge par la couleur, proposant en parallèle au blanc émaillé, conventionnel et ennuyeux, deux verts mats, un céladon et un étrusque. Bauchet est prêt à tout pour bousculer le rituel de la table occidentale et ce n’est qu’un début. À la moindre sollicitation, il remet le couvert.

- Le service Résonance de Haviland devrait être disponible au mois de juin prochain, renseignements : 01 42 66 36 36. Même date de sortie prévue pour les couverts Ercuis, renseignements : 01 49 62 23 62.
- À lire : À table ! de Constance Rubini (Éditions Grégoire Gardette, 19 euros), chargée de recherche au Musée des arts décoratifs de Paris, un livre qui raconte la genèse du projet de François Bauchet, avec notamment deux éclairages passionnants, celui de Peter Kubelka, cinéaste autrichien, sur les rapports entre la cuisine et l’art, et celui de Patrick Mac Léod, chercheur fondamentaliste au laboratoire de neurobiologie sensorielle de Massy, sur les liens entre le plaisir et les sens.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°142 du 8 février 2002, avec le titre suivant : 2002, année Bauchet ?

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