Abstraction

Les fonctions de l’espace

Le Journal des Arts

Le 29 janvier 2008 - 924 mots

La trajectoire rigoureuse de Georges Vantongerloo (1886-1965), artiste inclassable, entre De Stijl, la cosmogonie et la sculpture de Plexiglas, est à l’honneur au Musée départemental Matisse du Cateau-Cambrésis

CATEAU-CAMBRESIS - Georges Vantongerloo est un artiste peu connu, malgré sa place dans l’épanouissement de l’art abstrait géométrique, dans la ligne de Mondrian et De Stijl ; il est vrai que ce courant est mal aimé en France, et peu servi par ses institutions. Chez nous, on préfère voir l’entre-deux-guerres artistique à travers le surréalisme, des jeux littéraires et des images faciles ; la rigueur de l’abstraction fait peur parce qu’elle récuse toute figuration, donc toute béquille pour le regard. Et l’on y voit trop de scientificité ou de philosophie mystique, c’est selon. L’Allemagne, la Hollande, l’Union soviétique ont eu le constructivisme et l’art concret, mais nous n’avons pas encore compris que Mondrian, Van Doesburg... et Vantongerloo ont fait leur carrière à Paris, à l’écart certes, parce qu’ils étaient des « artistes étrangers », mais à Paris tout de même. Le Musée Matisse du Cateau-Cambrésis, dépositaire d’une collection Herbin, réalise, à l’instigation de Jean-Étienne Grislain, une exposition limpide et envoûtante de découvertes permises par les prêts du fils de Max Bill, son ami et légataire.
Ce petit bonhomme belge très discret (né en 1886) a vécu dans un minuscule atelier de l’impasse du Rouet de 1950 à 1965 (il y meurt en tombant dans son escalier). Il est pourtant le malicieux génie du XXe siècle, produisant peu, mais avec un constant renouvellement et une sévérité qui lui fait renoncer à toute répétition ou toute dérive de productivisme (284 œuvres dûment répertoriées dans ses carnets). De quoi s’agit-il ? De ce que beaucoup de jeunes artistes d’aujourd’hui devraient reconnaître comme l’équilibre subtil entre le petit grain de folie de l’invention, la nécessaire assise intellectuelle et l’émotion esthétique indicible.
Formé comme sculpteur à Anvers, c’est au sortir de la guerre 1914-1918, où il est blessé, qu’il vient à la peinture, à une problématique de couleurs pures et de construction de la surface, et adhère au groupe De Stijl en 1917, dans un esprit de synthèse des arts (peinture, architecture, sculpture). Ses Constructions dans la sphère sont des maquettes de sculptures qui ont pour principe d’être contenues dans un volume sphérique prédéterminé, et d’être élaborées à partir d’une trame régulière qui engendre un tracé régulateur. L’idée des contraintes préalables ou du substrat de lignes constructives, qu’il partage parfois avec Van Doesburg, devient fondamentale pour lui. Bientôt, récusant la trichromie primaire de Mondrian, il applique ses théories structurales aux couleurs, en spectres de 7 ou 12. Il est une sorte de virtuose de l’ésotérisme théorique néoplastique, lorsqu’il publie en 1924 son texte fondateur L’Art et son avenir. Dans cette mouvance, nul autre que lui n’est allé aussi loin. Il crée indifféremment un service à thé, des maquettes de meubles, de ponts, de ville gratte-ciel, d’aéroport, jamais construits bien sûr, tout cela n’ayant pas d’échelle propre (Rapports des volumes émanant du cône, 1927). Ses peintures sont construites de la même façon, sur des canevas constructifs géométriques.

Plexiglas et lumière
Installé à Paris en 1928, il s’engage dans l’aventure collective de Cercle et Carré, puis après sa dissolution, dans l’association et revue Abstraction-Création, fondée en 1931. Pendant quatre ans, la revue propage ses idées, son attachement à la ligne droite et à l’orthogonalité. Ses tableaux font penser à Mondrian, à ceci près qu’il y a beaucoup plus de blanc et de gris, et que les couleurs privilégiées sont secondaires (violet, orange, vert). Surtout, il recherche une validation mathématique, voire algébrique, de la construction formelle, qui l’amène à livrer la clé par un titre apparemment loufoque comme y = -x2 3 x 10 ; et pourtant, ce sont bien ces courbes, sur les dessins préparatoires, qui définissent les éléments géométriques : « la solution au problème de l’espace était réalisée au moyen des fonctions ». Vantongerloo est alors le plus fou, mais aussi le plus rigoriste des néoplasticiens. Il est aussi en passe de devenir le plus créatif quand vers 1936, au lieu de cultiver ses trouvailles, il introduit la courbe précédemment honnie, la courbe colorée, la spirale (en peinture et sculpture) suivant alors l’engendrement de l’espace par le mouvement d’un point (anticipant la vogue du cinétisme), inspiré par les théories scientifiques de l’astrophysique ou de l’atome. Il expose au Salon des Réalités Nouvelles en 1946, dans l’indifférence. Le concret-abstrait de la physique n’est plus tabou, c’est une source de transposition picturale, mais plus Vantongerloo innove, plus il s’isole. Il faut voir, éprouver matériellement la modernité de ses sculptures en fil de maillechort, puis en Plexiglas, ou mêlant les deux ; le Plexiglas, qui apparaît en 1950 dans son œuvre, est coloré dans la masse, ou peint en surface par petites touches, en boules, plaques, fils. Il se prête à l’invention farfelue de formes et concepts inédits qui, aujourd’hui, portent l’avant-garde des années 1960 bien mieux que d’autres. L’exposition Vantongerloo incite à des révisions : si cet homme génial et fragile, modeste et opiniâtre, est si peu reconnu, c’est aussi parce que son œuvre est rare, n’apparaît pas sur le marché, et que son ésotérisme rebute. Il y a pourtant là une source stimulante de modernité en attente de reconnaissance et de jouissance esthétique.

- Georges Vantongerloo, un pionnier de la sculpture moderne, de la sphère à l’aurore boréale, jusqu’au 2 mars, Musée Départemental Matisse, Palais Fénelon, 59360 Le Cateau-Cambrésis, tél. 03 27 84 64 50, tlj sauf mardi 10h-18h. Catalogue de Jean-Étienne Grislain et alii, éditions Gallimard, 256 p., 39 euros, ISBN 978-2-07-011916-5.

Georges Vantongerloo - Commissaire d’exposition : Jean-Étienne Grislain - Nombre d’œuvres : 260 œuvres, dont 50 sculptures

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°274 du 1 février 2008, avec le titre suivant : Les fonctions de l’espace

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