Un Meissonier américain

Par Adrien Goetz · Le Journal des Arts

Le 8 mars 2002 - 560 mots

Sous l’étiquette de réaliste, Thomas Eakins, cet élève de Léon Bonnat, n’est certes pas
le Courbet des États-Unis. L’exposition du Musée d’Orsay révèle le photographe et la poésie méticuleuse d’images
non exemptes d’humour derrière le masque de la science.

PARIS - Un réaliste américain ? Élève de Gérôme, formé à Paris, au temps du réalisme, mais dans l’admiration de Léon Bonnat et de Meissonier, Thomas Eakins sembla toute sa vie préférer ces chers maîtres parisiens, peintres d’histoire, à Courbet ou à Millet – auxquels il fut pourtant comparé. Il transposa au Far West l’orientalisme minutieux de Regnault, transforma les cavalcades de Meissonier en parties de chasse dans les mornes plaines de la Côte est et les gladiateurs de Gérôme en boxeurs noirs sur le ring. Ses ciels de Pennsylvanie sont purs comme ceux que Fromentin rapporta de son été dans le Sahel. C’est le mythe, l’histoire, l’évasion, les héros modernes beaux comme ceux de l’Arcadie antique, qu’il voulut offrir à son pays, beaucoup plus que le réalisme d’une représentation fidèle de la vie quotidienne, dimension à laquelle on voulut trop longtemps le réduire. Le même type de contresens encombra longtemps l’exégèse des poèmes de son ami et modèle Walt Whitman, qui s’empara du labeur des typographes et de l’herbe des prairies pour créer un lyrisme nouveau. Passionné par le progrès scientifique, il multiplia les photographies – ce qui ne suffit pas, malgré l’accrochage de l’exposition qui tend à mettre en valeur cet aspect de sa production, à la mode aujourd’hui, à en faire un grand maître de la photographie américaine. Ses clichés sont presque toujours faits pour préparer un tableau, avec l’idée qu’ils constituent un matériau pour peindre ensuite. Pris isolément, chacun des tirages montrés ici semblerait anecdotique – malgré quelques poétiques scènes de plage, à Manasquan, dans le New Jersey.
C’est la peinture qui le passionne, l’usage subtil des bleus dans La Course des frères Biglin (1873, Cleveland, Ohio), le portrait de groupe renouvelé de Rembrandt dans sa célèbre Clinique du Dr Gross (1875, Jefferson Medical College, Philadelphie), l’héroïsation du sportif américain, avec le cadrage parfait de John Biglin à l’Aviron (1873-1874, Yale University, Connecticut). Le tableau le plus déroutant de l’exposition est certainement le portrait du Pr Henry A. Rowland (1897, Andover, Massachusetts), sombre comme un Léon Bonnat, mais tenant dans sa main un petit carré où sont figurées, dans l’ordre du spectre, des couleurs pures. Comme si le peintre se moquait de sa parfaite science des noirs et des bruns, en plaçant au centre de l’œuvre cette gamme chromatique si franche qui illumine tout. Eakins a peint, autour de l’œuvre, un cadre large et doré, où sont gravés, comme des graffitis d’étudiants faits au canif sur un pupitre, des formules mathématiques, des croquis de physique, là aussi, aux frontières de l’ironie. Ce cadre incroyable fait de ce portrait si sérieux une sorte de Basquiat peint avant 1900. Il permet de comprendre l’intérêt renouvelé pour Eakins au XXe siècle, pourquoi ce fut le Pop’ Art qui le tira du purgatoire – à une époque où, de ce côté de l’Atlantique, Meissonier et Gérôme, Indiens aux plumes démodées, moisissaient encore dans nos réserves.

- THOMAS EAKINS (1844-1916), UN RÉALISTE AMÉRICAIN, jusqu’au 12 mai, Musée d’Orsay, 1 rue de la Légion d’Honneur, 75007 Paris, tél. 01 40 49 48 14, tlj sauf lundi 10h-18h, jeudi jusqu’à 21h45, dimanche 9h-18h. Catalogue.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°144 du 8 mars 2002, avec le titre suivant : Un Meissonier américain

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