Lórand Hegyi : Le spectacle des musées

Entretien avec le commissaire d’exposition Lórand Hegyi

Le Journal des Arts

Le 8 mars 2002 - 1280 mots

Commissaire d’exposition à la Kunsthalle de Budapest de 1989 à 1990, puis directeur du Musée d’art moderne
de Vienne (Mumok) de 1990 à 2001, le Hongrois Lórand Hegyi, né en 1954, a également été commissaire du pavillon hongrois de
la Biennale de Venise entre 1986 et 1993. En quittant l’Autriche pour l’Italie, il nous livre dans un entretien un point de vue critique sur les politiques actuelles des musées et des expositions.

Quelles ont été les répercussions de la chute du mur de Berlin, de la guerre en Yougoslavie ou de la construction progressive de l’Europe sur votre activité professionnelle ?
Dans ma carrière d’historien de l’art, la présence de l’histoire et de la politique a été continue et nécessaire. Ces cinquante dernières années passées entre la Hongrie et l’Autriche constituent pour moi une expérience unique, que mes collègues d’Europe de l’Ouest n’ont pas pu ressentir. À Vienne, je vivais avec l’idée qu’il est impossible de séparer l’art des événements réels. Ma programmation d’expositions y a été à la fois mal perçue et mal interprétée, car ici, le milieu artistique n’entend pas s’encombrer des événements extérieurs.

Pourtant, les musées se font l’écho d’un art spectaculaire, parfois même jusque dans leur architecture.
Malheureusement, au cours des vingt dernières années, cette tendance s’est confirmée. Je ne crois pas que ces édifices soient des chefs-d’œuvre de ces architectes. Par exemple, le Guggenheim de Bilbao n’est pas une belle “enveloppe”. Un musée doit être avant tout fonctionnel. À Bilbao, le musée ne propose pas de bonnes solutions, pas plus qu’à Los Angeles, au Getty Museum. Les exemples les plus positifs sont le Musée de Nîmes de Norman Foster, à la fois élégant et fonctionnel, ou celui de Lucerne par Jean Nouvel, ou la Fondation Beyeler à Riehen de Piano. C’est une tendance qui ne dérive pas des musées eux-mêmes, mais d’une orientation marketing.

Que pensez-vous de la voie qu’empruntent les expositions ? Sont-elles trop nombreuses et trop similaires ?
Effectivement. La plupart des expositions sont interchangeables, qu’elles aillent à Lyon, Istanboul ou Venise, elles voyagent comme des artistes ou des commissaires à la mode. C’est encore une question de politique culturelle. Seules comptent les recettes et la fréquentation. Je préfère adresser un message à un certain public. À la fin des années 1980, j’ai vu au Centre Pompidou “Les magiciens de la terre” dont Jean-Hubert Martin était le commissaire. Cette exposition, qui fait désormais référence dans la présentation de l’art extra-européen, lui a valu de perdre son poste. Pour la première fois, le public a été confronté à l’interrogation : notre concept d’art occidental est-il toujours valide ? À quel titre la production du tiers-monde est-elle de l’art ? De ce point de vue, l’exposition a remporté un franc succès, mais a été une catastrophe financière.

Croyez-vous que l’art soit un “surproduit” ?
L’art doit rester une nécessité anthropologique. Vingt biennales en Europe sont inutiles. Elles n’aspirent qu’à se développer, conquérir plus de mètres carrés et plus d’artistes. En 2001, la Biennale de Venise aurait pu, par une sélection plus rigoureuse, n’occuper que la moitié de l’Arsenal. En revanche, l’exposition du Centre Pompidou sur le temps (“Le temps vite !”) en 2000 était excellente. Dans ce contexte, les œuvres ont acquis toute leur signification. À mon avis, les expositions devraient être des structures dans lesquelles les œuvres d’art renforcent leur contenu et ne dépendent pas d’un public. Le Musée d’art moderne de la Ville de Paris a organisé une exposition géniale en 1997 sur les années 1930 [“Les années 30 en Europe, le temps menaçant, 1929-1939”, du 14 février au 25 mai 1997, lire le JdA n° 33, février 1997], qui permettait de comprendre comment l’avant-garde radicale a changé et comment de nouvelles formes de langage sont apparues. Elle a été très appréciée du public car elle était notamment pédagogique.

Vous avez parlé d’un mouvement à la “Disney” généralisé dans de nombreux pays. Qu’entendez-vous par là ?
En théorie, je suis d’accord avec le principe d’autonomie des musées. Mais comment la concrétiser ? En Autriche, où le processus est en train de s’appliquer à tous les musées d’État, et ailleurs, elle est perçue comme une forme d’indépendance économique. Je travaille avec les sponsors, mais ils doivent m’aider à faire ce que je veux, parce que nous ne sommes pas des lieux de production matérielle. Si un musée ne dispose pas de subventions sûres, il faut alors établir des programmes qui garantissent un public payant. Au Mumok, par exemple, le tarif des billets a augmenté à partir de janvier. Les musées sont obligés d’organiser certaines manifestations qui n’ont rien à voir avec les activités muséographiques. Mais nous ne sommes pas un restaurant. Si la libéralisation, l’autonomie, l’indépendance semblent garantir plus de liberté, en réalité, elles portent atteinte aux musées et en dénaturent la fonction. On finira bien un jour ou l’autre par louer des tableaux aux particuliers.

Le MuseumsQuartier de Vienne compte déjà parmi les principales institutions d’art moderne et contemporain en Europe. Que pensez-vous de cette initiative ?
Le MuseumsQuartier a comblé une lacune, plus qu’il n’a initié quelque chose de nouveau. Il en était question depuis une quinzaine d’années. Sur l’architecture, je ne veux pas me prononcer, elle implique trop de compromis. Mais d’un point de vue muséographique, les édifices sont adéquats. Toutefois, je suis sceptique quant à la réunion de différentes institutions. Il fallait viser, au contraire, moins d’institutions avec plus d’espaces. Le problème fondamental est l’appétit généralisé pour le spectacle, dérivé d’une gestion autonome. En outre, la concurrence entre plusieurs institutions consacrées à l’art moderne et contemporain dans un espace concentré n’influence pas l’activité muséographique. Il y a au Museums Quartier une concurrence extrême, tous doivent se battre pour attirer l’attention, comme des fabricants d’automobiles qui luttent face aux clients. Je ne veux pas vendre l’art, je dois l’expliquer, le présenter au public. Le MuseumsQuartier est un exemple parfait de stratégie de marketing : entre les restaurants, cafétérias et boutiques, on peut louer des salles pour des fêtes. Est-ce bien nécessaire ? C’est un travail sur le contenu qui est indispensable. C’est pourquoi j’ai quitté la direction du Mumok.

Quels sont les centres que vous jugez les plus dynamiques ?
Malgré les impressions, certainement Paris. En ce qui concerne les musées, je crois que c’est l’Espagne : quatorze musées y ont été inaugurés en quelques années. Et naturellement, Londres. Mais, j’espérais plus de la Tate Modern. Toutefois, elle a une collection gigantesque et avec d’autres institutions, elle fait de Londres un des grands lieux de création. Quant à New York, elle me laisse sceptique : ses musées d’art moderne et contemporain offrent peu. Leur programmation est trop prudente et beaucoup moins internationale qu’en Europe.

Quels sont vos projets ?
Tout d’abord, je quitte l’Autriche. J’espère pouvoir continuer mes activités et me consacrer entièrement à une vision globale et historique de l’art contemporain. Je souhaite continuer à travailler sur les “périphéries” et, dans ce sens, contribuer à l’écriture de l’art moderne européen, pour en combler les lacunes et en corriger les erreurs de valeur, car les périphéries ont influencé le discours sur l’art. Je travaillerai donc à la fois en tant que commissaire et historien de l’art, tout en me fixant en Italie. Je désire également mettre en place en Italie une collection “systématique” d’art moderne et contemporain. En Allemagne et en France, tout est plus structuré en matière de collections publiques ; l’Espagne a déjà beaucoup travaillé, mais en Italie, à part le Castello di Rivoli qui a un budget très restreint, il n’existe pas de musée d’art contemporain exhaustif. Même à Rome, il faudra du temps pour créer le Centre d’art contemporain, et là encore, on parle trop de l’édifice aux dépens de son contenu.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°144 du 8 mars 2002, avec le titre suivant : Lórand Hegyi : Le spectacle des musées

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