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Paris-New York : les dilemmes des marchands français

Galeristes et antiquaires s’interrogent sur la rentabilité d’ouvrir un espace aux États-Unis où se trouvent leurs clients

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 22 mars 2002 - 1743 mots

NEW YORK / ETATS-UNIS

Les transactions de nombreuses galeries françaises étant essentiellement orientées vers les États-Unis, une poignée d’entre elles a décidé d’investir les terres prometteuses mais parfois rudes du Nouveau Monde. Entre mirage et eldorado, la pénétration du marché américain pose des problèmes de logistique et de flexibilité aux attentes locales. Bien que proéminente, la conquête américaine subit les lézardes de crises de plus en plus fréquentes. Une alternative ne pourrait-elle se dessiner avec une diversification plus grande de la clientèle et une prospection plus assidue en Europe ?

PARIS - L’installation outre-Atlantique permet aux Français d’asseoir leur notoriété tout en atteignant une nouvelle clientèle de décorateurs et de collectionneurs qui ne se déplacent pas en Europe. “La possibilité de rencontrer les collectionneurs est multiple grâce aux relations avec les institutions. Les conservateurs y jouent souvent le rôle de conseiller. On y trouve beaucoup de petits musées et de clients qui ne viennent pas à Paris. La vraie force des États-Unis, c’est par exemple l’industriel de Cleveland qui voyage peu ou pas en Europe mais achète sur le marché américain”, déclare Emmanuel Moatti, qui a ouvert, voilà deux ans, son assise new-yorkaise. La galerie Vallois, dont la clientèle est constituée pour 80 % d’Américains dont 30 % ne viennent pas à Paris, admet un travail plus étroit avec les acteurs locaux grâce à son enseigne américaine. L’attrait pour la manne financière distillée dans l’ensemble des États américains est une constante. “Le potentiel financier aux États-Unis est considérable. Les goûts se renouvellent alors qu’en Europe les achats sont motivés par des habitudes plus traditionnelles”, explique Carolle Thibaut-Pomerantz, marchande privée de double culture française et américaine. Malgré l’attirance des Américains pour les changements de décorations, et l’implacable dynamique des trois D (death, debt, divorce), la plupart des marchands avouent acheter principalement dans des collections françaises plutôt qu’aux États-Unis. Bien que le nerf de la guerre se situe principalement en Europe, certaines grandes collections américaines commencent toutefois à émerger sur le marché. “À une époque, on trouvait les deux tiers des objets en France et le tiers restant aux États-Unis. Maintenant, cela se vaut. Les collections constituées aux États-Unis dans les années 1950 sont aujourd’hui entre les mains de personnes âgées. Beaucoup d’œuvres commencent à changer de main dans le cadre des successions. Il faut absolument être sur le terrain un interlocuteur régulier”, explique Lionel Pissarro, marchand spécialisé dans les tableaux modernes et associé depuis le mois de décembre à Franck Giraud et Philippe Ségalot, transfuges de Christie’s. Le trio de choc inaugurera en mars prochain un bureau à New York.

Justesse de goût des Français
Les collectionneurs américains exigent une attention soutenue et une grande réactivité de la part des marchands. Ils les considèrent comme des conseillers capables de leur constituer une collection de qualité “musée” et non comme de simples pourvoyeurs de décoration. Dotés d’un œil plus sévère qu’on ne l’imagine, les Américains apprécient les justesses de goût des Français. “Les Américains adorent montrer leur intérieur, ils donnent les prix d’acquisition de leurs objets. Ils sollicitent notre opinion. Les galeries américaines n’ont pas la même esthétique de présentation que la nôtre. Il y a souvent une accumulation de choses sans harmonie. Les clients sont très sensibles à notre regard français”, déclare Christian Boutonnet, directeur de la galerie L’Arc en Seine, propriétaire depuis quatre ans d’un showroom à New York. Il est vrai que dans le domaine de l’Art déco, comme dans celui du dessin ancien, contrairement à l’âpre concurrence parisienne, il existe peu de galeries américaines réellement actives.
Certains marchands, comme Hervé Aaron et Daniel Lelong, ont choisi de distinguer clairement leurs activités françaises et américaines en proposant des marchandises différentes sur les deux terrains. La galerie Didier Aaron, installée dès 1977 à New York, ne s’affiche pas comme une succursale de l’enseigne parisienne. Elle a quasiment cessé toute activité dans le domaine du mobilier et présente des œuvres correspondant davantage à l’esthétique américaine, notamment des peintures du début du XIXe siècle. Le label français, apprécié dans le domaine des arts décoratifs, est plus difficilement toléré en matière d’art contemporain. Alors que la galerie Lelong sise à Paris travaille avec des artistes historiques, la filiale new-yorkaise représente une douzaine de jeunes créateurs apparus sur le marché depuis la fin des années 1980. “Nous avons montré à plusieurs reprises à New York les artistes avec lesquels nous avions une exclusivité à Paris. Néanmoins, pour un artiste européen, le fait d’être présenté dans une galerie dont le nom et le capital sont français peut être synonyme de ghetto. Pour être plus efficaces, nous avons préféré passer des accords avec des galeries américaines. En plaçant nos artistes chevronnés dans les galeries américaines, il nous a semblé nécessaire de créer une nouvelle identité. La galerie Lelong, aux États-Unis, est perçue comme une galerie new-yorkaise qui a une équipe d’artistes américains et sud-américains”, explique Jean Frémon, codirecteur de la galerie Lelong à Paris.
Les grands écarts entre Paris et New York imposent une souplesse parfois harassante. Les allers-retours incessants et la difficulté de trouver des directeurs adaptés tempèrent certaines velléités d’installation. “On ne peut pas être à deux endroits en même temps. Les collectionneurs veulent dialoguer avec le galeriste et partent s’ils n’ont affaire qu’à une assistante, même compétente. Le métier de galeriste est très personnel”, soutient l’ancien galeriste Gilbert Brownstone qui avait choisi Paris comme terre d’élection. “Dans notre métier, on ne peut se disperser”, poursuit Maurice Ségoura, qui avait ouvert pendant quelques années une galerie à New York. Les frères Chevalier, qui y avaient établi en 1990 une galerie et un atelier de restauration, ont été amenés à les fermer quatre ans plus tard en raison de la crise et des coûts importants de gestion. Face aux contraintes de la vitrine, le bureau offre davantage de souplesse. “La vitrine nous rend sédentaires alors que la mobilité est nécessaire. Si la vitrine est inactive la plupart du temps et qu’il n’y a pas de rotation du stock, elle est inutile.  S’il n’y a pas d’association, se partager entre deux adresses et faire la navette n’est pas facile à gérer”, poursuit Lionel Pissarro. Bob et Cheska Vallois ont ouvert leur galerie voilà deux ans grâce à leur association avec le marchand new-yorkais Barry Friedman qui leur sert de relais et peut imposer une personnalité forte et respectée lorsque le couple parisien est absent.
Les attentats du 11 septembre ayant modifié temporairement les habitudes de déplacement des Américains, certaines antennes ont bénéficié d’un plus grand dynamisme. La galerie Vallois a connu un arrêt des activités parisiennes pendant un mois et un meilleur fonctionnement de l’enseigne new-yorkaise. Emmanuel Moatti s’interroge sur l’impact à long terme des attentats : “Jusqu’à présent, New York était l’endroit où les Américains venaient dépenser leur argent dans le luxe. Mais est-ce que New York va rester le bastion du luxe ? Est-ce que, dans l’esprit des Américains, New York n’est pas une ville meurtrie où il ne fait pas bon aller ?” La succession de crises frappant le marché américain depuis une vingtaine d’années peut-elle affaiblir durablement les marchands français, fortement tributaires de la bonne santé de l’économie américaine ? “Selon moi, les crises fonctionnent aujourd’hui sur des cycles courts de deux ans. On n’a pas le temps d’être fragilisé par la récession américaine. On parle de reprise pour 2002”, soutient Lionel Pissarro. “Les Français ont l’impression qu’une crise signifie la paralysie totale. Aux États-Unis, il y a toujours un flux. New York est alimenté par toutes les autres villes et, curieusement, les Américains sont optimistes”, assure de son côté Michel Soskine, directeur de la Claude Bernard Gallery.

Se tourner vers les Européens
Une prospection plus soutenue de nouveaux territoires, notamment européens, semble toutefois se dessiner. Si les places européennes historiques comme Londres, Genève et Zurich pour l’art contemporain et le Nord de l’Europe pour les objets d’art, sont traditionnellement au rang des préoccupations, la Russie et l’Italie suscitent de nombreuses convoitises. “À terme, je prospecterai davantage en Europe. J’avais de grosses lacunes en Allemagne, que les relations de Philippe Ségalot permettent de combler. En Italie, il existe une vraie tradition de collection qu’il faudrait suivre. Les nouvelles fortunes qui se constitueront en Russie vont faire redécouvrir l’achat des œuvres d’art. La première génération, celle qui bâtit, n’achète pas, mais la génération suivante achètera. Culturellement, il s’y passera des choses dans dix ou quinze ans”, estime Lionel Pissarro. “La Bourse russe est la seule à avoir gagné 67 %. D’une économie de Far West, ils commencent à évoluer vers une économie plus normalisée. Leur culture est proche de la nôtre. Dans le domaine des dessins, le plus beau marché est l’Italie. Est-ce que l’euro va aider à passer le cap psychologique du milliard de lires ? Je n’ai jamais négligé le marché italien car je pense qu’il y a plus de fortune qu’en France, mais il n’est pas facile”, renchérit Emmanuel Moatti. Les cultures européennes restent toutefois toujours nationales, fortement attachées à leur histoire et à leur particularisme. “Les confrères qui s’efforcent de présenter des stands de meubles français à Maastricht, où il y a une énorme clientèle hollandaise et rhénane, subissent une concurrence de goût”, reconnaît Hervé Aaron.

Vendre le savoir-faire français
L’ouverture du marché parisien pourra peut-être modifier la donne. Hervé Aaron reconnaît que, faute d’une plus grande synergie de marchands spécialisés dans le XVIIIe siècle, sa vitrine new-yorkaise est inutile car les clients américains préfèrent venir acheter à Paris. Si les décorateurs américains jouissent d’un pouvoir abusif, Yves Mikaeloff est sans doute l’un des rares à les concurrencer sans disposer pour autant d’antenne new-yorkaise. “En 1981, je me suis posé la question d’aller aux États-Unis, mais tant que les grands noms du mobilier du XVIIIe sont en France, le marché reste en France. De plus, il n’existe plus de vrai artisanat aux États-Unis. En étant proche des artisans français, je vends notre savoir-faire aux Américains sans avoir les charges d’une galerie”, déclare le décorateur. Par ailleurs, une poignée de marchands américains s’est déjà installée à Paris. Si certains comme Marian Goodman, installée depuis 1995, et Virginia Zabriskie, détentrice pendant vingt-deux ans d’une vitrine à Paris, invoquent le hasard, avec une ingénuité roublarde, d’autres considèrent clairement la capitale française comme un lieu stratégique. Sandra Hindman, directrice de la galerie Les Enluminures, a choisi de s’installer à Paris pour se rapprocher de la source traditionnelle des manuscrits, mais aussi pour entretenir un dialogue continu avec la multitude des institutions françaises, plus réticentes à communiquer avec un bureau américain.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°145 du 22 mars 2002, avec le titre suivant : Paris-New York : les dilemmes des marchands français

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