Authenticité, artiste, responsabilité, expertise, garantie...

Que les affaires passent en appel ou en cassation, les juges arbitrent les querelles de mots du marché de l’art

Par Jean-Marie Schmitt · Le Journal des Arts

Le 5 avril 2002 - 1705 mots

Plusieurs affaires récemment tranchées
par la justice démontrent
que, sur le marché de l’art, les bonnes ou mauvaises affaires, tout comme les bonnes ou mauvaises manières, sont d’abord affaires de mots. Inventaire de prétoires.

Vérité en deçà de la main de l’artiste, erreur au-delà
En désavouant la cour d’appel de Paris dans un arrêt du 5 février dernier, la Cour de cassation a dû affliger un commissaire-priseur notoirement parisien et ardent défenseur de l’art contemporain jusque dans ses variantes les plus immatérielles. Dans une vente de 1993, il avait adjugé une œuvre de Daniel Spoerri. Le catalogue mentionnait la pièce comme un “tableau piège” intitulé Mon petit
déjeuner 1972, dûment authentifié par l’artiste au dos du tableau. Toutefois, le catalogue ne précisait pas que cette série des tableaux pièges résultait d’une proposition de l’artiste qui, “ayant souhaité faire exécuter des ‘tableaux pièges’ par des tiers, avait authentifié, parmi d’autres, le tableau litigieux”. De cette constation, la cour d’appel avait déduit que le tableau litigieux constituait bien une œuvre d’art originale de Daniel Spoerri, “peu importait que le commissaire-priseur n’ait pas précisé que l’œuvre avait été exécutée ‘en brevet’”. Les juges d’appel concluaient que “l’acheteur ayant voulu acquérir une œuvre de cet artiste et ayant effectivement acquis un tableau de celui-ci”, il ne pouvait demander l’annulation de la vente.

La cour d’appel avait en quelque sorte jugé de compétence artistique normale ce que l’acheteur décrivait pour sa part comme un délit d’initié. La Cour de cassation a sans doute estimé que le maigre développement de l’éducation artistique en France laissait l’amateur démuni face aux spécialistes. Elle a donc annulé l’arrêt d’appel en précisant laconiquement qu’il aurait fallu “rechercher si, compte tenu des mentions du catalogue, le consentement de l’acheteur n’avait pas été vicié par une conviction erronée et excusable que l’œuvre avait été exécutée par Daniel Spoerri lui-même”.
La Cour de cassation n’a donc pas arbitré sur la question de l’authenticité de l’œuvre mais sur l’information qui aurait dû accompagner sa présentation. Question de mots.

Responsabilité en deçà de l’expert, impunité au-delà
En 1985, à l’occasion de la révision du décret fixant les tarifs des commissaires-priseurs, un article instituant la solidarité de l’expert et du commissaire-priseur sur les mentions portées au catalogue avait été supprimé. Cette disparition mystérieuse (les commissaires-priseurs ont toujours affirmé qu’ils n’y étaient pour rien) a complètement modifié les relations entre les professionnels. En effet, les commissaires-priseurs ont par la suite plaidé avec succès que, en matière d’authenticité, leur obligation de moyens était complètement satisfaite par le recours à un expert qui devait assumer seul ses descriptions. En quelque sorte, l’impunité était assurée en nommant un expert (dont les honoraires étaient au surplus payés par le vendeur). Cette situation déséquilibrée a commencé à évoluer récemment, en particulier du fait de la lente assimilation par le marché des dispositions du décret du 3 mars 1981. Ce texte, pris pour combattre les fraudes, a précisé les garanties attachées aux termes utilisés dans les descriptifs et souligné en particulier que, sauf réserve expresse sur l’authenticité, la présentation d’une œuvre comme étant d’un artiste, par lui ou signée de lui garantissait qu’il en était bien l’auteur.

Un arrêt du 15 janvier dernier de la cour d’appel de Paris confirme cette évolution.
La cour devait trancher la demande d’annulation de la vente en 1988 d’un dessin de Balthus par un commissaire-priseur parisien. L’authenticité de l’œuvre avait été mise en doute en 1996 lors d’une exposition en Italie. L’acquéreur avait saisi la justice et un expert désigné par le tribunal confirmait que la pièce n’était pas authentique.

Classiquement, le tribunal de grande instance (TGI) de Paris avait annulé la vente, ordonnant la restitution de l’œuvre et le remboursement du prix par le vendeur. Le tribunal avait retenu “avec modération” la responsabilité de l’expert, se bornant à enregistrer son engagement de rembourser ses honoraires et à lui demander de garantir le vendeur des intérêts de retard à verser à l’acheteur. Et tout aussi classiquement le TGI avait mis le commissaire-priseur hors de cause, se contentant de lui demander le remboursement de ses honoraires du fait de l’annulation de la vente.
Saisie de l’affaire, la cour d’appel s’est montrée plus tranchante.

Sa position est contenue dans deux considérants particulièrement clairs, directement inspirés des termes du décret de 1981 :
“Considérant que le commissaire-priseur qui met en vente une œuvre d’art, présentée sans réserves comme étant l’œuvre d’un artiste, en affirme l’authenticité et engage sa responsabilité sur cette affirmation, sans qu’il soit nécessaire de caractériser autrement une faute de sa part.”
“Considérant que l’expert qui affirme l’authenticité d’une œuvre d’art sans assortir son avis de réserves engage sa responsabilité sur cette affirmation ; qu’ainsi, et quelles que soient les circonstances qui ont déterminé son opinion, sa responsabilité est engagée.”
Bref, les juges ont simplement dit que, même sur le marché de l’art, les mots devaient avoir un sens pour les officiers ministériels comme pour leurs experts.

Garantie en deçà de la transaction, sans garantie au-delà
À défaut de donner du sens aux mots, le marché de l’art affectionne les significations implicites, hélas déroutantes pour le néophyte. Par exemple, lorsqu’un certificat mentionne une époque, il faut comprendre que ce qui figure au-dessus de la mention d’époque est garantie, mais ce qui apparaît en dessous ne l’est pas. Et lorsqu’un document ou catalogue précisent que l’œuvre porte “une” signature, ils la présument apocryphe. On est loin du sens commun. La versatilité du sens absorbe même le temps, et la portée d’un avis d’expert doit être pondérée par sa chronologie. De sorte que le rédacteur d’un certificat d’expertise ne se sent engagé que par l’écrit rédigé à l’occasion d’une transaction, oubliant ensuite qu’il a créé une valeur fiduciaire susceptible de circuler.

Les tribunaux ont eu l’occasion de rappeler que les écrits restent. La Cour de cassation a ainsi confirmé le 19 février dernier une décision prise par la cour d’appel de Paris en 1999.

La cour avait statué dans une procédure nouée autour d’un guéridon certifié sur facture du XVIIIe siècle et accompagné de certificats antérieurement établis par des experts de renom attribuant le meuble à Martin Carlin. Revendu à un marchand américain sur photos et copie des certificats d’expertise, la pièce s’était révélée dépourvue d’authenticité à la suite d’une expertise technique. Mis en cause, les experts avaient fait valoir que leurs certificats ne garantissaient pas une transaction à laquelle ils n’avaient pas été associés, et par ailleurs que seul le démontage du meuble avait permis de détecter le vice, ce qui n’entrait pas dans le cadre de leur mission.

Tout d’abord, la cour avait observé que “l’expert qui affirme l’authenticité d’une œuvre d’art sans assortir son avis de réserves engage sa responsabilité sur cette affirmation” et que, en l’espèce, “un examen attentif de l’objet permettait de douter de son rattachement au XVIIIe siècle, même sans démontage” et que les experts “ne peuvent s’abriter derrière le fait que seul un démontage du meuble que, selon eux il ne leur appartenait pas d’entreprendre, aurait permis de déterminer à quelle époque il avait été fabriqué, ayant établi leurs certificats sans aucune réserve à ce titre”.

Insistant sur la valeur que les acheteurs peuvent attacher à des certificats d’expertise, la cour d’appel avait souligné que les experts avaient “établi leurs certificats en rappelant leurs qualités d’expert national près la Cour de cassation et les douanes françaises pour le premier et d’experts agréés en meubles et objets d’art pour les deux autres (...), qu’ils ont qualifié le document, qu’ils ont délivré de certificat d’expertise, (... et donc) ne sauraient minimiser la portée d’avis donnés dans l’exercice de leur profession (...) ; le fait qu’ils aient été ou non rémunérés à cette fin n’ayant pas d’incidence sur le présent litige”.

Bref, les mots d’experts ne sont pas aussi périssables que leurs auteurs pourraient parfois le souhaiter. La cour d’appel en avait tiré les conséquences en condamnant les experts solidairement avec le vendeur à rembourser à l’acheteur le prix du meuble, ainsi que les intérêts et frais de transport.
La Cour de cassation a approuvé cette décision en observant en particulier que quoique l’acheteur soit un professionnel, il “avait contracté dans la conviction erronée de (...) l’authenticité (...) au regard des indications portées sur les certificats remis”.

Reproduction en deçà de l’objectif, contrefaçon au-delà
Dans un autre contentieux récemment soumis à la cour d’appel de Paris, la question posée était de savoir si les photographies de tableaux réalisées pour illustrer un catalogue raisonné était le travail d’un artiste ou d’un technicien de la prise de vue. La réponse déterminait si de telles photographies, dont la qualité principale attendue est de refléter la réalité, bénéficiaient ou non de la protection du droit d’auteur.

La cour d’appel devait arbitrer le litige entre la RMN et un éditeur ayant réalisé un catalogue raisonné de l’œuvre de Picasso en l’illustrant avec des photographies scannées dans un catalogue de référence antérieurement publié. L’éditeur incriminé ayant obtenu l’accord de la succession Picasso, la question de contrefaçon se concentrait sur la seule utilisation des photographies. Le TGI avait considéré que ces photos ne pouvaient bénéficier de la protection du droit d’auteur, les travaux du photographe “s’effaçant derrière le peintre” ne présentant pas un caractère d’originalité, condition nécessaire de la protection du droit d’auteur. Cette position, inspirée du sens commun, a été réfutée par la cour d’appel qui a considéré que “loin de s’effacer derrière le peintre, le photographe de son œuvre en a recherché la quintessence et au travers du choix délibéré des éclairages, de l’objectif, des filtres, des cadrages et de l’angle de vue a exprimé dans la représentation qu’il en a faite sa propre personnalité, là un trait qu’il fait ressortir, là un contraste ou un effet procédant du support : qu’il a de surcroît, à plusieurs reprises, procédé à des agrandissements mettant en exergue un fragment de l’œuvre lui apparaissant particulièrement révélateur : que cette démarche globale n’est nullement celle d’un technicien (...), mais révèle un véritable créateur”.

Après cette effusion lyrique, inhabituelle dans la terminologie judiciaire, la cour a conclu à la contrefaçon des photographies. Et elle a eu la main lourde puisqu’elle a prononcé des condamnations pour 170 000 euros.

En quelque sorte, en matière artistique, le poids des mots dépasse le choc des photos.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°146 du 5 avril 2002, avec le titre suivant : Authenticité, artiste, responsabilité, expertise, garantie...

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