La gratuité en débat

Le Journal des Arts

Le 5 avril 2002 - 746 mots

Nous avons demandé à trois spécialistes des questions culturelles – Maryvonne de Saint Pulgent (Le Gouvernement de la Culture, Gallimard, 1999), Claude Mollard (Le 5e Pouvoir, la culture et l’État de Malraux à Lang, Arman Colin, 1999), Jacques Rigaud (Les Deniers du rêve, essai sur l’avenir des politiques culturelles, Grasset, 2001) – de bien vouloir réagir à deux des propositions phares des candidats à l’élection présidentielle : « la gratuité totale pour l’accès aux collections permanentes des grands musées publics », proposée par le Premier ministre-candidat Lionel Jospin, et la proposition de « franchise d’impôts pour les dépenses culturelles » avancée par Nicolas Sarkozy, l’un des premiers ministrables du Président-candidat Jacques Chirac.

- Sur la gratuité dans les musées
Maryvonne de Saint-Pulgent : “Je suis pour l’abaissement des tarifs mais pas pour leur suppression. D’ailleurs, ce dogme de la gratuité a été presque partout abandonné en Grande-Bretagne. Comme la gratuité profite à tout le monde, elle n’agit pas dans un sens volontariste pour amener le non-public au musée. En supprimant toute tarification, on supprime du même coup toute incitation liée à une tarification spécifique. Autres effets pervers, les grands établissements publics risquent de se désintéresser de leurs publics, et je crains fort que les voyagistes soient tentés de confisquer la différence... Il n’en demeure pas moins qu’il y a un problème de tarification des biens culturels, et que je suis en faveur d’une réflexion sur le prix de la culture.”
Jacques Rigaud : “À partir du moment où le patrimoine des grands musées est la propriété de la Nation, il peut apparaître normal que la Nation puisse y accéder librement puisque cela lui appartient. Mais ce qui me choque, c’est qu’au moment même où les musées nationaux rencontrent tant de problèmes, M. Jospin lance une proposition qui est le contraire d’une politique culturelle, dans une perspective complètement électoraliste. Que, dans un monde fragile comme les musées nationaux, on isole la mesure la plus médiatique, la plus racoleuse, prouve l’absence totale de réflexion sur le sujet. Cette formule aurait pu avoir un sens dans un cadre raisonné, mais cela n’est pas le cas.”
Claude Mollard : “J’ai proposé la gratuité dans les musées à François Mitterrand en juin 1981, lorsque j’étais au cabinet de Jack Lang, mais le problème de la régulation des foules nous a fait reculer malgré son assentiment. L’accroissement très important de la fréquentation qu’on peut en attendre ne créera pas trop de difficultés pour les petits musées, mais pour les grands... Doubler les capacités d’accueil au Louvre, saura-t-on faire ? En outre, nous avons dû faire face à une levée de boucliers de la part des conservateurs, inquiets pour la sécurité des œuvres et pour leurs budgets. Sans compter l’équilibre de la RMN. Je suis d’accord sur le principe de la gratuité : le patrimoine de la Nation doit être ouvert au citoyen. Néanmoins, je serais étonné que cela se fasse. Et ce n’est pas ça qui va révolutionner les politiques culturelles en France.”

- Sur la franchise d’impôts 
Maryvonne de Saint-Pulgent : “La défiscalisation de la dépense et non pas du don, ce qui est très différent, signifie qu’il y a des contreparties. C’est une révolution mentale, très proche du système anglo-saxon. Au lieu d’aider uniquement par la subvention, vous aidez la production de l’œuvre, vous solvabilisez la consommation culturelle en la défiscalisant. C’est une mesure libérale en ce sens que l’État ne cherche plus à gouverner cette dépense. Ce système est cohérent aux États-Unis, où les entreprises culturelles se déclarent non profit et bénéficient ainsi d’un régime social, comptable et fiscal privilégié, sous réserve qu’elles s’engagent à avoir un fonctionnement non lucratif. Dès lors, les dépenses effectuées en leur faveur sont elles-mêmes défiscalisables.”
Jacques Rigaud : “C’est une proposition assez spectaculaire par rapport au système actuel, qui vous permet seulement de déduire de votre assiette imposable des dons aux associations. Cette idée est inspirée du système anglo-saxon, mais elle sera certainement jugée hérétique du point de vue de l’administration fiscale. Au Metropolitan Museum de New York, après avoir cédé à l’invitation de donner une somme d’argent au musée pour accéder aux collections permanentes, vous voyez tous les visiteurs mettre le reçu de leur “donation” dans leur poche, car c’est déductible ! Le mécénat populaire, c’est ça.”
Claude Mollard : “Je suis sceptique. En 1986, nous avions de grands libéraux au pouvoir, dont Chirac et Sarkozy... Ils devaient faire des choses dans ce genre et ils n’ont jamais rien fait. Quoi qu’il en soit, Bercy n’acceptera jamais.”

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°146 du 5 avril 2002, avec le titre suivant : La gratuité en débat

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