De l’Indonésie au Guatemala

Entretien avec le collectionneur suisse Jean-Paul Barbier

Le Journal des Arts

Le 5 avril 2002 - 1551 mots

Le collectionneur suisse Jean-Paul Barbier, auprès duquel le Musée du quai Branly a acquis récemment plusieurs centaines d’objets tribaux indonésiens, est un fervent opposant à la convention Unidroit. Dans cet entretien, il revient sur ses arguments et sa passion pour l’art d’Indonésie.

Deux volets importants de vos collections d’arts “primitifs” ont intégré les collections nationales françaises – le Nigeria en 1996, l’Indonésie en 2001. Quelles sont les raisons de ce double “passage de témoin” ?
En ce qui concerne la vente des collections du Nigeria du Musée Barbier-Mueller, la démarche initiale émanait du ministère de la Culture français qui souhaitait renforcer la représentation de l’Afrique anglophone dans les collections nationales et, de ce fait, était demandeur. La cession du fonds indonésien a eu lieu parce que je voulais lui trouver un havre sûr dans la perspective de ma succession et parce que de longues discussions avec deux institutions américaines n’avaient pas abouti à des solutions satisfaisantes.
D’autres raisons ? La collection d’arts “primitifs” du musée compte encore plus de 5 000 pièces. À raison de 500 objets par vente aux enchères, sa dispersion prendrait au moins dix années à nos héritiers. C’est pourquoi ma femme et moi avons décidé de réaliser nous-mêmes, auprès de musées nationaux ou municipaux, la cession de quatre ensembles qui ont une cohérence particulière. Il s’agit de la collection cycladique, des masques africains, de l’ensemble du Sud-Est asiatique et de l’Insulinde – qui vient d’être acquis par le Musée du quai Branly –, de la collection précolombienne enfin, actuellement en prêt à Barcelone et qui sera à nouveau disponible si la ville n’exerce pas son droit d’option au terme de ce prêt ou de ses renouvellements. J’ajoute qu’aucune vente aux enchères ou vente de gré à gré à tel ou tel musée ne pourra se tenir dans un pays ayant adopté la convention Unidroit.

Vous avez conservé quelques pièces de cette collection indonésienne. Pensez-vous enrichir encore vos acquisitions, ou bien réservez-vous aujourd’hui l’essentiel de votre intérêt à la Chine archaïque, au Vietnam et à l’Asie du Sud-Est ?
De cette collection, je n’ai gardé pour moi qu’une dizaine de doubles et un ensemble de textiles. Je ne la recommencerais pas aujourd’hui, d’abord parce que cela ne serait plus possible, ensuite parce que la passion que j’ai nourrie pour ces objets a duré près de trente ans et que je me passionne à présent pour l’archéologie de l’Asie du Sud-Est, à défaut de pouvoir accéder aux bronzes archaïques chinois en raison du coût des pièces de grande qualité qui sont les seules qui m’intéressent. Je me concentre donc sur la civilisation du bronze indochinois, dite “de Dongson”, dont on a retrouvé des spécimens du Vietnam à l’Indonésie orientale.

L’achat du Musée du quai Branly a été généreusement doublé par vous de la donation de deux fonds indonésiens spécifiques, un fonds textile et, surtout, le fonds des parures sur lequel vous avez publié un livre. Pourquoi ce geste ?
J’ai effectivement donné à la France une centaine de tissus indonésiens, que j’ai commencé à collecter à Amsterdam dans les années 1960 : deux marchands liquidaient alors les fonds de greniers de fonctionnaires coloniaux. Un beau tissu valait alors cent florins ; moins rare, il en valait cinquante. J’en ai acquis par la suite à Jakarta, Sumatra et Bali, où leur vente était libre et leur exportation non limitée. D’énormes collections (Osaka, Washington) se sont constituées à ce moment-là. Ce sont de merveilleux objets, mais je ne suis pas certain qu’en France on soit encore tout à fait prêt à les comprendre, c’est pourquoi j’en ai conservé un certain nombre. Je n’ai, en revanche, pas retranché un seul des 252 bijoux et parures de l’Insulinde que l’on verra en avril à Paris, à la Fondation Mona Bismarck, auxquels s’ajoutent nombre de documents (objets de fouille prouvant l’ancienneté d’une forme, falsifications, etc.). Certaines pièces ne sont connues que par l’exemplaire unique qui se trouve dans la collection. Soixante-dix pièces du Nagaland, une sculpture rarissime de Nicobar provenant du Musée Pitt-Rivers en Angleterre (vers 1890), plus quatre sculptures des Black Kalash de la frontière pakistano-afghane, que l’on dit descendants des soldats d’Alexandre le Grand, complètent la donation des textiles et des parures.
Mes motifs sont pluriels : l’intérêt porté par Jacques Chirac aux “arts de l’homme sans distinction de race ou d’époque”, la ténacité de Jacques Kerchache, et la motivation de Stéphane Martin à la tête du Quai Branly. L’impossibilité aussi de chiffrer l’ensemble des parures auquel j’ai consacré tant de temps et de soin que son sort m’est devenu particulièrement précieux. Dans le contexte du futur musée, je suis assuré de sa pérennité : un espace unique lui sera consacré.

Vous avez commandé des enquêtes de terrain et des études de spécialistes afin de documenter au maximum vos acquisitions indonésiennes, domaine qui se trouvait être assez peu prospecté. Pourquoi ces cultures et leur esthétique ont-elles, à votre avis, suscité jusqu’ici si peu de curiosité ?
La plupart des gens ne jugent pas, ils vont voir ce que les autres ont jugé. On va voir les expositions d’art africain parce que Picasso – notamment – admirait cet art. On n’y va pas pour découvrir quoi que ce soit, mais pour être rassuré. Mais qu’on ne s’y trompe pas : s’il y a dix collectionneurs au monde qui “savent voir”, cela ne suffit pas à établir un marché, cela suffit simplement à maintenir un centre de style hors du ghetto. Et un jour – quand le Musée du quai Branly ouvrira ses portes, par exemple –, le public apprendra à voir lui aussi...

Vous avez manifesté votre intérêt pour ce projet de musée dès l’origine, exposé vos collections à Paris, Vence et Marseille, prêté souvent pour des expositions qui se tenaient en France. La ratification de la convention Unidroit par notre pays vous fera-t-elle prendre vos distances à son égard, une crainte manifestée par les opposants à la convention ?
J’ai été très étonné que les députés français aient adopté Unidroit sans lever un sourcil. Je n’arrive pas à comprendre comment, en France, on puisse accepter aussi légèrement une loi impossible à appliquer, qui ne concerne pas seulement l’archéologie, mais tout objet ancien : les manuscrits, les livres, les timbres-poste, etc. Le renversement du fardeau de la preuve (une révolution judiciaire) et la durée de la prescription (plus de trois générations) rendent pratiquement impossible la vente d’un objet hérité, sans parler des complications fiscales, auxquelles les Français sont ordinairement si sensibles. On nous assure que cette loi ne sera pas rétroactive, mais dans dix ans, pour bénéficier de cette non-rétroactivité, il faudra prouver la date à laquelle un père ou un oncle ont acquis qui une arme, qui un drapeau, qui un livre, sans parler des tableaux, des meubles et, bien sûr, des objets provenant du tiers-monde...
Exemple de ce à quoi conduit déjà la convention de l’Unesco de 1970, bien moins sévère et non rétroactive elle aussi : le Musée Barbier-Mueller possède depuis 1989 un masque Maya acquis auprès d’un collectionneur belge, lequel le tenait d’un marchand new-yorkais, lui-même acquéreur de la fameuse collection Peter Wray de Phoenix (Arizona), où le masque était conservé depuis la fin des années 1960. À partir des années 1980, ce masque a été reproduit dans tous les ouvrages importants sur les arts précolombiens. En 1992, il a été installé au Musée Barbier-Mueller de Barcelone et, avant cela, il avait été exposé dans six grandes villes. En 2001, deux plaintes successives ont été déposées par le gouvernement du Guatemala, dont une pénale. Ayant ratifié la convention de l’Unesco en 1986 (le Guatemala l’a ratifiée, lui, en 1985), l’Espagne a commencé par mettre sous séquestre toute notre collection Maya à Barcelone. Objet par objet, nous avons dû prouver que tous étaient sortis de leur pays d’origine avant l’année 1986. Cela fait, les deux plaintes du Guatemala ont été classées et le séquestre levé, avec les excuses du ministère de la Culture espagnol. Mais fin 2001, le Guatemala a entamé une troisième procédure – civile celle-ci – affirmant savoir (comment ?) que le masque avait été exporté illicitement en 1984, date à laquelle des témoignages de savants américains au-dessus de tout soupçon affirment qu’il se trouvait depuis longtemps chez Peter Wray. La demande guatémaltèque se fonde sur une série de lois autochtones, dont une datée du 7 août 2001 qui semble taillée sur mesure. Saisi de cette affaire, un troisième juge de Barcelone a fait séquestrer à nouveau les pièces Maya du musée de Barcelone...
Sans même parler du montant considérable des frais de procédure engagés, il n’y a aucune raison de croire qu’un juge de Rouen ou de Draguignan se montrera moins exigeant vis-à-vis de l’héritier d’un collectionneur local, qui ne pourra peut-être pas justifier des pièces d’archives dont je dispose. Quoi qu’il en soit, si le Sénat français confirme la ratification de la convention, je n’aurai pas à me forcer pour prendre mes distances. Je n’aurai qu’à suivre les antiquaires et les collectionneurs français qui émigreront en Belgique ou en Suisse.

- À voir : “L’or des îles. Bijoux et ornements d’Indonésie, Malaisie et Philippines. Donation Barbier-Mueller”?, du 11 avril au 29 juin, Fondation Mona Bismarck, 34 avenue de New York, 75116 Paris, tél. 01 47 23 38 88, tlj sauf dimanche et lundi, 10h30-18h30, catalogue Somogy, 375 pages, 35 euros.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°146 du 5 avril 2002, avec le titre suivant : De l’Indonésie au Guatemala

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