Entre Wallonie et Flandres, des collectionneurs actifs

La Belgique compte de nombreux passionnés qui n’hésitent pas à se déplacer pour faire leurs choix

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 19 avril 2002 - 1488 mots

Secrets, discrets, réactifs et curieux, les collectionneurs belges font l’objet de toutes les convoitises et de tous les fantasmes. Une concentration rare au mètre carré et une tradition non usurpée d’ouverture, tels sont les attraits premiers de ce petit monde. Tour d’horizon d’une passion, de Wallonie aux Flandres.

BRUXELLES - De la dispersion de la bibliothèque Charles Hayoit à celle des collections d’art moderne et primitif de René Gaffé, les collectionneurs belges sont à l’honneur dans les maisons de vente. Bien que fervents amateurs d’art tribal, de peinture flamande et de livres anciens, ils sont surtout réputés pour leur intérêt soutenu pour l’art contemporain. La Belgique ne compte pourtant qu’une pincée de maisons de vente régionales plutôt ronronnantes, une vingtaine seulement de galeries spécialisées dans l’art contemporain, et une poignée d’institutions et de musées dynamiques.

Il est toutefois difficile de dresser une typologie du collectionneur belge car chacun défend bec et ongles une démarche personnelle que n’entache aucun effet de mode. “Tous les Belges sont nés avec une brique dans leur ventre. Ils collectionnent l’immobilier et le mobilier”, déclare avec amusement Anton Laaracker de la galerie Albert Vandervelden à Liège. Si la plupart des acteurs du marché de l’art invoquent une tradition thésaurisatrice issue des cabinets de curiosités du XVIe siècle, peu réussissent toutefois à expliquer ce goût de la collection, patrimoniale selon les uns, individualiste et personnelle selon les autres. Le galeriste Patrick Derom offre une amorce d’explication : “Nous nous trouvons au croisement entre le Nord et le Sud. La tradition latine est d’apprécier la beauté, de développer la sensibilité. Les gens du Nord ont une réaction de fourmi, d’accumulateur. Une notion d’investissement de bon père de famille peut également jouer.” La Belgique, fortement enrichie au XIXe siècle notamment grâce au textile, n’a cessé de voir prospérer ses industries. Une enquête récente publiée par Eurostat place d’ailleurs Bruxelles au second rang en termes de pouvoir d’achat des Européens, talonnant de près le centre de Londres. “Nous avons un système social moins figé qu’en France. Il y a un renouvellement des richesses plus fréquent et rapide que dans l’Hexagone. Nous sommes un pays sans histoire, qui ne porte pas le poids du passé et qui peut se diriger plus facilement vers l’art de son temps. Nous sommes moins littéraires, moins intellectuels. Dans la collection, il y a un rapport marchand et la Belgique est un pays commerçant”, poursuit le galeriste bruxellois Rodolphe Janssen. Géographiquement, l’attrait s’est déplacé de la Wallonie vers les Flandres enrichies. Les vieilles collections plus traditionnelles de tableaux anciens ou d’argenterie se trouvent historiquement en Wallonie, où réside encore une noblesse plus ou moins argentée, alors que la Flandre est devenue depuis vingt-cinq ou trente ans la terre d’élection des collectionneurs d’art contemporain. Ces derniers résident dans la Flandre industrielle, que Patrick Derom qualifie de “Dallas flamand”, entre Courtrai, Auguenarde et Gand. Il existe une bourgeoisie flamande très active à Anvers, ville qui compte plusieurs galeries de qualité et une scène créative dynamique, notamment dans le domaine de la mode.

Discrétion mais ouverture
L’influence calviniste des Pays-Bas et de l’Allemagne explique en partie la discrétion quasi épidermique des collectionneurs belges. “La jet-set bruxelloise est plus discrète, plus calme, moins au fait des modes qui changent tous les deux mois”, explique l’expert en mobilier Thibaut Wolversperges. “Pour rentrer dans une collection, il faut bien connaître la personne. Ce sont des gens pourtant chaleureux et ouverts, mais il s’agit d’un travail de longue haleine. Aujourd’hui, aux États-Unis, on peut appeler un collectionneur qu’on ne connaît pas bien et il vous ouvre ses portes. Ce n’est pas le cas des Belges”, assure Philippe Ségalot, conseiller indépendant. L’existence d’une forte économie souterraine dans un pays qui oscille entre rigorisme policier et trafic en tout genre est un des arguments les plus régulièrement invoqués pour justifier de cette discrétion. “La Belgique est un peu anarchique encore, comme l’Italie”, déclare la galeriste anversoise Micheline Szwajcer. Malgré une certaine concurrence de snobisme, les collectionneurs, qui se connaissent tous, n’hésitent pas à se déplacer en groupe dans les foires. “C’est un public exigeant. On ne leur vend pas des œuvres moyennes. Il y a une qualité de regard qu’on n’a pas à la Fiac. Art Brussels n’est pas une foire mondaine. Le visiteur est un vrai amateur et il y a très peu de badauds”, déclare le marchand Albert Baronian, ancien président de l’association organisatrice de la foire Art Brussels.

Réputés pour leur discrétion, les Belges ne le sont pas moins pour leur ouverture d’esprit.  Collectionneurs des impressionnistes bien avant les Français, promoteurs du Symbolisme et de l’Art nouveau, ils n’ont cessé depuis le XIXe siècle de démontrer leurs audaces de goût. “Les Belges sont des entrepreneurs, des aventuriers. C’est le pays de Tintin et de Babar”, souligne avec humour Caroline Smulders, directrice de la galerie Thaddaeus Ropac à Paris. Dans le domaine ancien, ils restent toutefois conservateurs, achetant de préférence la production locale. “Le Belge vit chez lui. La décoration intérieure est très importante pour lui. En Belgique, on aime les choses pures, solides et non superficielles. On aime le sobre et non le prétentieux”, souligne l’antiquaire et décorateur Axel Vervoordt. Il existe un nombre important de financiers collectionnant l’argenterie locale dans un but de placement patrimonial. Les Belges ne défendent pas systématiquement leurs artistes contemporains locaux, qui, faute d’être soutenus par les institutions, peinent parfois à s’affirmer sur un plan international.

“Les collectionneurs belges ont la bougeotte”
Bien que résonnent les noms de Roger Van Thournoudt, d’Anton Herbert, d’Hermann Daled et, dans la plus jeune génération, des Iserbyt, les très grands collectionneurs sont plutôt rares. La Belgique en compte une dizaine pour l’art contemporain, même si elle constitue un lieu intéressant pour les ensembles de taille moyenne. Selon le galeriste Rodolphe Janssen, il existerait quelque 350 collectionneurs achetant de manière régulière et une myriade de personnes achetant pour se meubler. “Au-dessus de 100 000 dollars, il y a très peu de monde. Les gens qui achètent au-dessus du million de dollars sont rares. Il y a de vrais collectionneurs, mais aussi beaucoup de gens pourvus de moyens qui n’achètent que deux ou trois pièces pour décorer leur intérieur. La construction d’une maison est beaucoup moins chère qu’en France et les gens peuvent ainsi investir davantage dans l’art”, affirme-t-il. Les prix pratiqués en Belgique restent d’ailleurs raisonnables par rapport aux prix internationaux, les collectionneurs se montrant plus volontiers rationnels que spéculateurs. “Ce qui est intéressant en Belgique, c’est que l’on vend davantage à des particuliers qu’à des institutions. Les prix restent à un niveau normal car il n’y a pas de concurrence avec les institutionnels”, poursuit le galeriste bruxellois.

Le marché belge est réputé difficile à conquérir localement malgré la toute relative concurrence intérieure. Dans les années 1980, il existait peu de marchands importants en Belgique, les galeries étrangères – de Sperone (Turin), Durant-Dessert (Paris) à Konrad Fischer (Düsseldorf) – bénéficiant d’un quasi-monopole auprès de la clientèle belge. “C’est un marché difficile à conquérir. Les Belges ont besoin d’être fidélisés. Ils recherchent le dialogue. Ce sont d’âpres négociateurs”, assure pourtant Caroline Smulders. Bien que sensibles à une certaine notion de proximité et relativement fidèles à leurs marchands, les collectionneurs préfèrent acheter sur le marché international. “Les collectionneurs belges ont la bougeotte, ils sont nomades. Nous nous rendons aussi vite à Düsseldorf qu’à Paris. Un Flamand ne reste pas dans son coin. Il va s’informer et suit le circuit des galeries internationales. Les Flamands ont une facilité de contact car ils maîtrisent les deux systèmes de pensées allemand et français. Nous ne sommes pas chauvins. La Flandre a toujours été occupée et les Flamands n’ont jamais eu confiance dans les régimes installés ni les autorités. C’est pour cela que les collections belges sont subjectives et personnelles. Je pense que les collections vraiment intenses se font sur les frontières”, affirme le collectionneur Anton Herbert.

Le manque de passage et un attrait touristique mesuré expliquent également le nombre restreint de galeries locales. Si les quelques maisons de vente régionales ne touchent qu’un public de proximité, Christie’s et Sotheby’s ont investi le territoire belge depuis près de trente ans avec une stratégie d’exportation. Toutes deux disposent de bureaux de liaison et n’ont pas vocation à orchestrer des ventes en raison de la proximité des salles de ventes d’Amsterdam, Paris et Londres. Les Belges préférant se pourvoir à l’étranger, aucune de ces sociétés ne juge nécessaire l’ouverture d’une salle. Les antennes belges de Sotheby’s et Christie’s comptent parmi les plus actives en Europe, cette donnée se limitant aux villes dotées uniquement de bureaux de liaison. Les objets provenant des collections belges sont canalisés dans les pays voisins. “En termes de valeur, Londres est le principal point d’attache où 60 % des objets sont exportés. En termes de volume, Amsterdam accueille le plus d’œuvres, de moyen marché. Enfin, quatre à cinq pièces par an sont envoyées aux États-Unis”, explique le directeur de Sotheby’s, le comte Hubert d’Ursel.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°147 du 19 avril 2002, avec le titre suivant : Entre Wallonie et Flandres, des collectionneurs actifs

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