Arts, sciences et religions : le choc des images

En regroupant près de 300 œuvres d’origines diverses, le ZKM de Karlsruhe préfère l’« iconoclash » à l’iconoclasme

Par Olivier Michelon · Le Journal des Arts

Le 17 mai 2002 - 1039 mots

De la fin de la peinture au statut des images scientifiques, en passant
par les conflits religieux, l’exposition du ZKM de Karlsruhe « Iconoclash » propose à travers près de 300 pièces, œuvres d’art ou objets scientifiques, une réflexion nouvelle sur l’iconoclasme. Pourquoi les images sont-elles partout alors qu’elles n’ont jamais été aussi décriées ? Ouverte, généreuse, et non-dogmatique, la manifestation qui résulte de la collaboration d’une dizaine de commissaires montre davantage qu’elle n’explique.

KARLSRUHE - Classique de l’installation multimédia, le TV Buddha (1974) de Nam June Paik sonne encore comme un larsen, une boucle dont l’amplification ne mène à rien si ce n’est à sa propre amplification. Représentation d’une représentation, il place une effigie contemplative de Bouddha, synonyme d’intériorité, devant sa propre image relayée par un circuit vidéo sur un moniteur. Une image de rien, qui ne dit pas plus que sa surface. Par la confrontation théorique et technologique qu’elle articule, l’œuvre peut être considérée comme une icône de l’iconoclasme, une ambiguïté propre à mieux cerner le néologisme d’“iconoclash”, titre de l’exposition du ZKM de Karlsruhe. Dans cette manifestation qui rassemble quelque 300 pièces, le Bouddha cathodique de Paik est à sa juste place. Qui n’a pas rêvé d’un monde sans images, un monde calme, serein, et réel ? Toute conscience éveillée ne peut être aujourd’hui qu’iconoclaste. Pour preuve et cruellement, La Société du spectacle, la théorie de la déréalisation de Baudrillard et autres efforts de déconstruction sont désormais parfaitement intégrés dans le b-a-ba du scénariste hollywoodien.

Jamais la méfiance envers la représentation ne semble avoir été un sentiment aussi accepté, elle est même devenue une norme. Pas un jour sans nous plaindre du flot d’images qui nous abreuve et que nous produisons ! “Si seulement nous pouvions faire sans images, explique l’épistémologue Bruno Latour. Mais cette première phrase est toujours liée à l’autre : nous ne pouvons pas faire sans images.” Il place ce double mouvement paradoxal à l’origine d’“Iconoclash” dont il a assuré le commissariat, aidé par une dizaine de collaborateurs. “Il ne s’agit pas là d’une exposition iconoclaste, mais d’une exposition sur l’iconoclasme. Elle tente de suspendre l’envie de détruire les images. Elle nous demande de marquer une pause, de laisser le marteau au repos.”

Propos en suspens
Sur un vaste plateau ouvert, images et machines scientifiques, manuscrits et dessins du temps de la Réforme protestante, et œuvres d’art contemporain cohabitent dans une scénographie éclatée et relayent tour à tour les mêmes interrogations : quelles valeurs donner aux images ? Pourquoi tant de fureur à leur sujet ? Quel sens engendre la destruction ? L’exposition se garde bien de répondre. Comme ce personnage dessiné par Goya en 1814, vandale appliqué à la destruction de quelques symboles en équilibre sur une échelle, “Iconoclash” se contente de multiplier les points de suspension, de tension. Elle montre des idoles déjà mortes (l’aspect informe du visage du Christ sanguinolent dans les dessins du début du XVIe siècle de Michael Wolgemut), des attaques répétées sur des dieux morts (une pietà tronquée), ou des gestes iconoclastes qui ne font que produire de nouvelles images. Menée par l’historien de l’art Dario Gamboni, la section correspondant aux fondements modernes de l’iconoclasme, de la Révolution française au vandalisme de la modernité, brasse deux siècles de cette histoire adjoignant documentation historique (maquette de la Bastille) aux hommages de Felix Gmelin. Baptisée Art Vandal, sa série s’inspire de quelques chefs-d’œuvre malmenés : Malevitch “décoré” d’un dollar par Alexander Brener, Guernica bombé par Tony Shafrazi… Rien de bien nouveau, tant une partie de l’histoire de l’avant-garde s’est justement concentrée sur les attaques de ses aïeux. Duchamp proposait l’usage du “ready-made inversé” autrement dit un Rembrandt comme planche à repasser, Allan McCollum (30 Plastic Surrogates, 1982-1990) casse l’original par la mise en série, et John Armleder a beau jeu de descendre plus bas que terre un monochrome rouge, en surjouant sa valeur décorative par le biais d’une chaise assortie (RAL 3000, 1987). De Malevitch à Richter, le monochrome, comme dépassement de la figure, occupe d’ailleurs de nombreuses cimaises de l’exposition.

Palindromes et bégaiements
Mais certaines surfaces sont à retardement. Construit pour la Triennale de Milan de 1968, le Labyrinthe électrique d’Arata Isozaki est ainsi resté une part cachée de l’histoire de l’architecture. “Séquestré” à la suite des mouvements sociaux, il ne fut même pas vu par son auteur, pourtant proche de la contestation politique de ces années. Reconstitué avec la composition originale de Toshi Ichiyanagi et les travaux graphiques de Kohei Sugiura et Shomei Tomatzu, celui-ci est placé au centre de l’exposition. Mécanisme composé de miroirs sérigraphiés aux motifs apocalyptiques, le Labyrinthe constitue un paysage mutant, inspiré d’Hiroshima dont les photographies ornent les murs. L’image et sa destruction sont là les deux revers de la médaille. “Les images couvrant tous les murs d’une salle se révéleront par la volonté de chacun”, a écrit, pour sa part, Christian Boltanski à l’entrée d’une pièce au mur argent. En arrachant la tapisserie, le visiteur découvre les images d’horreurs qui y sont inscrites. Sur le sol, les lambeaux montrent sur le verso des mêmes images, imprimées par le contact direct entre les deux supports. Tous cela se lit dans les deux sens, et le motif du palindrome se répète à de nombreuses reprises. “Aide moi o media, O grammar go”, a inscrit le “typosophe” Ecke Bonk sur des miroirs. In girum imus nocte et consumimur igni, le film intransigeant et nostalgique de Guy Debord emprunte aussi cette figure réversible. Et puisque que “rien ne sera épargné au spectateur,” comme le souligne la voix off, c’est par une image fixe sur un intérieur cossu que s’ouvre le film. Art du mouvement, le cinéma est attaqué par l’arrêt sur image. Un geste pourtant si commun à l’ère du bégaiement numérique. Dans une pièce jaune électrique (Babel Series, 1999), Candice Breitz a justement interrompu les programmes diffusés par sept moniteurs. Plus abstraits que jamais, les visages de Madonna, Sting, Prince ou Grace Jones répètent inlassablement la même syllabe. Icônes perdues dans un brouhaha assourdissant, les stars, plus que les dieux, supportent mal qu’on touche à leur image.

- ICONOCLASH, BEYOND THE IMAGE WARS IN SCIENCE, RELIGION AND ART, jusqu’au 4 août, ZKM, Center for art and media, 19 Lorenstr., Karlsruhe, Allemagne, tél. 49 721 81 00, www.iconoclash.de

Le design ambigu de Tobias Rehberger

Parallèlement à « Iconoclash », le Musée d’art contemporain du ZKM propose jusqu’au 11 août une importante rétrospective de Tobias Rehberger réunissant une cinquantaine d’œuvres. Installé à Francfort, l’artiste mène depuis le début des années 1990 un travail autour des notions de fonctionnalisme et de plus-value du design. Cette approche est centrale aux Fragments of their Pleasant Spaces, modules entre mobilier et sculpture et dont la série complète est présentée ici. Quant aux voitures exposées dans la cour intérieure du musée, leur carrosserie mutante résulte des croquis opérés par l’artiste à partir de plusieurs modèles célèbres. Les plans ont ensuite été fournis à des artisans thaïlandais. Parmi les travaux inédits, une installation lumineuse qui utilise le film Shinning comme source de lumière haletante.
- Tobias Rehberger, « Geläut – bis ich’s hör’… », jusqu’au 11 août, ZKM, Karlsruhe.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°149 du 17 mai 2002, avec le titre suivant : Arts, sciences et religions : le choc des images

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