Ces obscurs objets du design

Design do Brasil

Par Christian Simenc · Le Journal des Arts

Le 31 mai 2002 - 817 mots

Après Gustavo Kuerten et Rubens Barrichello, le pays de la samba se serait-il trouvé de nouvelles idoles ? Les frères Humberto et Fernando Campana ont en effet été les vedettes incontestées du dernier Salon du meuble de Milan, en avril. À preuve : le magazine Abitare, qui réalise, chaque année, à l’issue du salon, deux Top Ten, l’un pour le meilleur designer, l’autre pour la meilleure création, les a placés en tête des deux classements. Triomphe absolu donc pour ces deux designers qui travaillent de concert depuis 1983, à São Paulo, mais ne sont édités en Europe que depuis cinq ans.

Dans la catégorie “meilleure création” a été primé le meuble Boa des frères Campana, une “mico-architecture pour la relaxation”, éditée par la firme italienne Edra. Ce “sofa”, composé de cinq énormes spaghetti entremêlés, d’une longueur totale de 90 mètres, est un simple tube de velours fluorescent rempli de mousse de polyuréthane. “Boa est viscéral comme un gigantesque intestin, expliquent Humberto et Fernando Campana. Il est mystérieux, truffé de recoins dans lesquels on peut glisser ses mains... et peut-être les voir englouties par ce lâche tissage.” Mais peut-on encore appeler cela un meuble ? Massimo Morozzi, directeur artistique de Edra, est conscient du décalage qui existe entre le “reptile” et sa pratique quotidienne : “Certes, ce sofa est énorme, cher – prix annoncé : 12 520 euros ! – et je ne sais même pas comment il se nettoie, mais il possède, à mon avis, une grande qualité : celle, à travers la recherche des Campana, de transmettre une nouvelle idée du confort.” Et “sans la recherche, il n’y a plus de design”, affirme-t-il.

L’expérimentation, Humberto, quarante-neuf ans, avocat, et Fernando, quarante et un ans, architecte, sont tombés dedans quand ils étaient petits. Élevés dans la campagne pauliste par un père agronome et une mère professeur, ils s’amusent, enfants, à métamorphoser les outils agricoles pour s’inventer un monde à eux. Rien de surprenant donc s’ils sont, aujourd’hui, devenus des as du détournement... des matériaux. À mi-chemin entre Arte povera et design industriel, leurs créations rendent hommage aux matières pauvres ou banales, et, à travers elles, font l’éloge de la culture brésilienne. Quitte, quand il le faut, à provoquer, comme lors de leur première exposition, en 1989, baptisée Desconfortaveis, “Inconfortables”, où, avec des meubles-manifestes – tables, chaises et paravents en tôle brute –, ils dénoncent les méfaits de la dictature militaire qui, vingt ans durant, aura éteint tout élan créatif.

En 1997, après nombre d’auto-éditions, le fabricant de luminaire italien O Luce produit leurs lampes Estela, en fil de plastique tressé avec diffuseurs en paille. Entre récupération et recyclage, Humberto et Fernando Campana jouent des contrastes, frottent le chic au pauvre, le lisse au rugueux, l’artisanal à l’industriel. Ils inventent des duos de matières inédits, mixent le chaud (rotin, carton...) et le froid (inox, acrylique...). Ainsi en est-il de la chaise Bambu, éditée depuis l’an passé par le Néerlandais Hidden, un dossier et une assise de bambous enchâssés dans une structure métallique. Souvent, les Campana adoptent un matériau de la grande industrie et en détournent l’usage. Avec 400 mètres de corde habituellement employée pour la voile ou l’alpinisme, ils tressent le siège Vermelha, avec des tuyaux d’arrosage le fauteuil Anémona. Au Brésil, il s’avère, aujourd’hui encore, difficile de faire des objets parfaits, sans irrégularités. Les Campana, eux, transforment ces défauts en poésie. Là est toute leur modernité. Et tant pis si le passage à la production mettra inévitablement à jour une légère distorsion : le meuble édité sera évidemment toujours plus “sophistiqué”, mais également durable, que le prototype brut. C’est à nouveau le cas pour l’autre objet phare dévoilé en avril à Milan : Sushi, un “pouf” fait de chutes de textile de différentes tailles et épaisseurs, compactées tel le mets nippon, et dont l’une des faces est littéralement explosée comme un pétard de dessin animé. “Au Brésil, les habitants des favelas fabriquent des nattes et des couvre-lits simplement en superposant diverses chutes de tissus, racontent les Campana. À partir de cette ‘technique’ engendrée par la pauvreté, nous avons imaginé Sushi, un siège constitué avec des textiles de toutes sortes, naturels ou synthétiques – feutre, laine, caoutchouc, tapis... –, enroulés ensemble dans une enveloppe élastique, et dont un côté s’ouvre en corolle pour former l’assise.” Si Sushi s’avère consommable de suite, tant il est bon de s’y vautrer, le prix – 2 720 euros –, en revanche, risque fort d’être difficile à avaler... Même avec des baguettes.

- En France, le pouf Sushi sera disponible fin juin, chez Colette, 213 rue Saint-Honoré, 75001 Paris, tél. 01 55 35 33 90. - Un livre, sobrement intitulé Campanas, doit paraître à la fin de l’année. - À Paris, les frères Campana viennent de réaliser le mobilier du café-restaurant L’Est parisien, ouvert en janvier dernier 156 rue du Faubourg Saint- Martin, dans le Xe arrondissement, tél. 01 46 07 56 34.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°150 du 31 mai 2002, avec le titre suivant : Design do Brasil

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