La Documenta 11 délocalisée à l’extrême

Entretien avec Okwui Enwezor, son directeur artistique

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 31 mai 2002 - 1864 mots

Directeur artistique de la Documenta 11,
Okwui Enwezor a organisé avant l’ouverture le 8 juin de l’exposition
à Cassel une série de quatre rencontres en Europe, en Inde, en Afrique et sur le continent américain autour de questions telles que
« La démocratie non réalisée » ou « Créolité et créolisation ». La Documenta, qui sera largement ouverte aux créateurs non-occidentaux, ne comprendra que très peu d’artistes américains, sur lesquels elle s’est pourtant historiquement appuyée. Dans un entretien, Okwui Enwezor revient sur son approche critique de l’art d’aujourd’hui et de son contexte.

Avant la Documenta 11, vous avez organisé plusieurs rencontres de par le monde. Leurs thèmes concernaient les domaines sociaux et politiques. Pourquoi ?
Nous voulions mettre en lumière les conditions dans lesquelles l’exposition de la Documenta 11 va être vue et essayer d’élaborer une intervention qui restituerait point par point notre intention intellectuelle. Nous voulions aussi construire un projet qui soit plus axé sur le souci de relier différentes sommes de connaissances avec des circuits artistiques, sans toutefois prédéterminer les manières dont ils interagissent les uns avec les autres. Ensuite, je pense que les rencontres ont permis la constitution de plusieurs constellations, plutôt que la construction d’un mouvement linéaire progressant d’un espace à l’autre. Je voulais me servir de ces rencontres pour montrer nos centres d’intérêts, sans les prémisses de ce que j’appelle la “recherche transparente”. Nous sommes activement engagés dans différentes actions et dans la création d’un espace de contestation ouverte où des gens viennent débattre, dans un processus inventif, des modalités de la vie contemporaine, telles qu’elles ont été réunies à un moment décisif de transition entre deux époques. Voilà pourquoi nous avons décidé que la Documenta 11 serait une exposition délocalisée à l’extrême, pas nécessairement pour nier l’importance de Cassel, mais pour objectiver les limites mêmes de ce qu’est devenu le propos de cette exposition. C’est pour cette raison que les rencontres ont été organisées autour d’articulations qui ne sont pas nécessairement des condensés, mais qui permettent une approche de l’exposition vue sous l’angle d’une relation productive avec d’autres circuits de procédures artistiques et cognitives.

La Documenta X était organisée autour de discussions. Pour la Documenta 11, vous semblez manifester le désir de mettre les œuvres d’art sur le devant de la scène. Pour vous, les œuvres doivent-elles avant tout être porteuses d’un message pour le public ?
Absolument. Le message que nous voulons transmettre n’a pas nécessairement pour vocation d’être une déclaration politique ou sociale. Mais si nous suivons rigoureusement les tendances qui ont marqué la plupart des procédures qui sous-tendent le travail des artistes, nous ne pouvons pas nier le fait que de nombreuses analyses étudient avant tout les bases sur lesquelles les formations constitutives de la société se sont construites. Nier ces faits reviendrait à ignorer les mécanismes qui font qu’une exposition comme la Documenta soit possible. Notre deuxième préoccupation est, ici encore, de s’assurer qu’il est possible d’analyser la tendance dominante de la scène artistique actuelle. Et de définir ce qu’est un mouvement, depuis le contexte de la production culturelle jusqu’à celui de la production de la connaissance. Et cela revient à dire que les modèles interdisciplinaires que les artistes adoptent dans leur travail ont prouvé à quel point il était nécessaire de trouver de nouvelles possibilités qui permettront à ces activités d’être exprimées d’une manière beaucoup plus complexe que celles par lesquelles elles s’expriment dans la pratique, avec une sorte d’expérience perceptive ou optique dans le seul contexte d’une exposition.

L’histoire de la Documenta est liée à la guerre froide. L’exposition a autrefois contribué à promouvoir l’art américain en Europe. Pour votre Documenta, vous n’avez sélectionné qu’une dizaine d’artistes américains. La scène artistique outre-Atlantique serait-elle moins puissante ?
Il ne s’agit pas de savoir si les Américains ont perdu de leur puissance ou si un espace dégage plus de force qu’un autre. Mais il s’agit de montrer, une fois encore, que si nous envisageons d’établir un pont entre la connaissance et les circuits artistiques, nous nous exposons à un véritable défi et devons trouver les moyens qui seront activés, afin de comprendre comment ces circuits peuvent constituer une présence très productive dans le contexte de ce que nous voulons réaliser. Je ne vois pas un nouveau mouvement, mais il y a plusieurs interventions essentielles qui sont menées hors des circuits du monde artistique dominant. Nous voulions nous intéresser à certains de ces contextes. Prenez un pays comme l’Inde, où des groupes tel Raqs Media Collective travaillent en suivant différentes stratégies : les nouveaux médias, les films documentaires, l’activisme, l’écriture, l’édition etc., et vous découvrirez un réel engagement intellectuel dans le monde de l’art. C’est cela que nous voulions rendre possible. D’un autre côté, la question des États-Unis se pose de la manière suivante : autrefois, il s’agissait de s’imposer non pas simplement dans une seule nation, dans un espace national, mais aussi sur des marchés comme New York, qui est depuis toujours un espace de présentation privilégié. Mais avec l’expansion des espaces de visualisation et l’approche de différents concepts culturels, en relation avec les biennales, de nouveaux lieux ont émergé, que nous commençons à peine à entrevoir. Ils sont essentiels à une pratique qui n’aura pas toujours besoin de New York pour se faire connaître. Mais j’ai trouvé d’autres contextes d’un genre nouveau qui permettront de les mettre en valeur.

L’une des premières expositions à mettre en avant l’art contemporain issu d’autres cultures a été “Les magiciens de la Terre” organisée à Paris en 1989. Avez-vous rencontré depuis d’autres formes d’expressions en Afrique ou en Asie ?
C’est une question dangereuse, toutefois je dois dire que “Les magiciens de la Terre” était ambiguë même si on peut être en désaccord avec ses conclusions. L’exposition était problématique non seulement dans son contexte institutionnel mais aussi dans celui de l’art contemporain international. Au-delà, en 1989, lorsque “Les magiciens de la Terre” a été organisée, la situation était radicalement différente d’aujourd’hui. La contestation des conclusions des “magiciens de la Terre” nous a conduits à être beaucoup plus prudents au regard des nouveaux procédés qui ont été complètement ignorés dans l’exposition. Cela a été le plus grand profit de l’art contemporain. Le problème des “magiciens de la Terre” – pertinent à ce moment-là – ne pouvait pas être mis en parallèle avec les nouveaux genres de formations artistiques que l’on voit émerger aujourd’hui. Je voudrais particulièrement mettre l’accent sur les positions qui sont apparues dans les années 1960 : la critique institutionnelle est basée sur des pratiques conceptuelles elles-mêmes guidées par la dématérialisation de l’objet d’art et la nominalisation du langage comme théorie selon laquelle l’art qui ne se base pas sur des mécanismes de perception, peut être appréhendé. S’il y a une rupture aujourd’hui, elle procède des informations, les activités fondées sur le concept du langage, face à ce que l’on a vu émerger à la fin des années 1990. Mais les informations constituées à partir de la société civile ne portent pas sur la critique des institutions mais sur la constitution de nouvelles sortes de relations dans un espace sociétal plus large. On voit ces activités se développer en Europe de l’Est et en Afrique en raison de la grande fragilité institutionnelle dans laquelle de nombreux artistes y travaillent. Aussi, la constitution de nouveaux concepts collectifs est-elle vraiment fondée sur les rapports de la société civile. Le Groupe Amos à Kinshasa, Huit Facettes au Sénégal, Raqs Media Collective en Inde ont été permis par une exposition comme “Les magiciens de la Terre”, parce que les artistes avaient été confinés dans des espaces de transition.

Vous avez organisé la deuxième édition de la Biennale de Johannesburg en 1997. Quelles sont les principales différences entre cet événement et la Documenta ?
L’argent ! Intellectuellement, la différence n’est pas grande. L’Afrique du Sud bénéficie d’une atmosphère intellectuelle riche. Évidemment, une biennale en Afrique du Sud deux ou trois ans après la fin de l’apartheid est très différente d’une Documenta cinquante ans après la Deuxième Guerre mondiale. À Johannesburg, le climat d’immédiateté où les tabous doivent être transgressés a provoqué un effet analytique intense. C’était un défi épuisant car il fallait se forcer à suivre des idées contraignantes. Au-delà, la Documenta est une institution solide qui a une conscience aiguë de ses missions au sein de l’art contemporain. Alors que la Biennale de Johannesburg était une institution nouvellement créée, incertaine malgré son identité, elle était prête à s’essayer à de nouvelles expériences grâce au climat favorable d’une société qui s’ouvrait au monde et se découvrait elle-même. La biennale souhaitait se confronter aux mécanismes qui lui avaient permis de dépasser les limites que l’apartheid avait provoquées. En Allemagne, la Documenta 11 s’est développée dans un espace dans lequel l’Europe n’a pas commencé à se redéfinir ni à se définir par rapport au reste du monde. C’est pourquoi la scène politique et culturelle, qui a été à l’origine d’instabilités institutionnelles à travers l’Europe, y est très intéressante. Délocaliser la Documenta a permis de dépasser les limites de l’art.

Vous avez sélectionné pour la Documenta beaucoup d’artistes qui habitent en France mais qui ne sont pas français. Croyez-vous que Paris soit toujours un centre artistique important ?
C’est un foyer d’idées intense. Nous aurions pu sélectionner dix autres artistes et avoir une scène complètement différente. Mais je crois que nous faisons état de la vigueur des idées en France. J’ai été très surpris de découvrir des groupes d’artistes aussi éclectiques que Yona Friedman qui a longtemps vécu en France, Eyal Sivan, né à Haïfa en Israël, ou le Suisse Thomas Hirschhorn.

De nombreuses œuvres seront créées spécialement pour la Documenta. Avez-vous demandé aux artistes de respecter le thème de l’exposition ?
Non. La stratégie que nous avons adoptée a été de susciter des discussions ouvertes avec tous les artistes invités. À Cassel, la plupart d’entre eux ont pris part aux débats. Ils ont expliqué leur mode de travail et comment ils voient leurs idées évoluer dans le contexte que nous leur proposons, en sachant que leur œuvre ne représente qu’une partie de la onzième édition de la Documenta. Ils y ont réfléchi et beaucoup ont fait des propositions. Alors, nous les avons invités à débattre à nouveau avant de lancer les commandes. En fait, nous n’avons jamais commandé d’œuvres qui répondent à notre propos mais qui correspondent au travail en cours de ces artistes. Thomas Hirschhorn, par exemple, va réaliser pour Cassel un monument à Bataille. Le premier était dédié à Spinoza et le second à Deleuze, à Avignon. En observant ces monuments, il était évident que son activité était très proche des idées qui nous animent. C’est pourquoi sa participation à Cassel a un sens. De même, en regardant Constant et sa Nouvelle Babylone, nous avons été intéressés par l’urbanisme mais aussi par les conditions de l’urbanité. Ce travail majeur a fait corps analytiquement avec certains des mécanismes de la Documenta. Et puis il y a des artistes comme Steve McQueen à qui nous avons commandé deux films axés sur des discussions en cours. Nous avons tous suivi le travail des artistes avant de les inviter à la Documenta.

- Documenta 11, 8 juin-15 septembre, Friedrichplatz 18, Cassel, tél. 49 561 70 72 70, tlj 10h-20h, www.documenta.de

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°150 du 31 mai 2002, avec le titre suivant : La Documenta 11 délocalisée à l’extrême

Tous les articles dans Actualités

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque