Expo.02 ou quand la Suisse s’interroge sur elle-même

Le Journal des Arts

Le 14 juin 2002 - 1728 mots

Sept ans de gestation, un budget d’un milliard d’euros, plusieurs équipes de direction successives, l’exposition nationale suisse Expo.02 a enfin ouvert ses portes le 15 mai dans la région des Trois-Lacs. Initialement prévue en 2001, elle avait essuyé les critiques des médias, des politiques, des milieux économiques et culturels suisses. Grâce à la persévérance de sa dernière directrice, Nelly Wenger, qui en a pris la tête en 1997, l’Expo.02 offre durant tout l’été le spectacle détonnant d’une Suisse qui s’interroge sur elle-même.

La première exposition nationale suisse du XXIe siècle a vu le jour dans la douleur. Le projet de concours, lancé en 1995, a vite suscité des polémiques notamment sur l’opportunité d’investir des sommes colossales dans un événement éphémère, dont les succès mitigés des dernières Expositions universelles prouvaient les limites.

À l’origine de la forme actuelle d’Expo.02, le journaliste Michel Jeannot associé aux architectes Luca Merlini et Laurent Geninasca planchent, en 1994, sur un projet d’exposition nationale. Ils imaginent alors 22 pavillons qui se déplaceraient sur le lac de Neuchâtel autour d’une île artificielle, symboles d’une “Suisse en mouvement”. Leur projet ne sera jamais réalisé tel quel, mais amplement modifié par les organisateurs successifs. Finalement, la paternité du concept ne leur sera attribuée qu’à l’issue d’une action en justice. C’est dans la région des Trois-Lacs, à cheval sur cinq cantons et aux pieds du Jura, qu’ont été construits cinq “arteplages”, des modules architecturaux qui comprennent une plate-forme sur l’eau et un parc d’expositions sur la rive. Chacun traite d’un grand thème, malheureusement un peu fourre-tout, qu’il s’agisse de “Pouvoir et Liberté”, “Instant et Éternité”, “Nature et Artifice”, “Moi et l’Univers”. À Bienne, Morat, Neuchâtel et Yverdon-les-Bains, le visiteur est invité à découvrir, entre terre et eau, les multiples facettes d’une Suisse dépoussiérée, loin des images de cimes enneigées, de vaches laitières et de lingots d’or. Le cinquième arteplage, celui du Jura, est une barge qui navigue d’un site à l’autre proposant des animations en tout genre. Au total, une quarantaine d’expositions thématiques offrent au peuple suisse un miroir pour se regarder au-delà du nombril.

Les Suisses face à eux-mêmes
L’initiative est d’autant bienvenue qu’au matin du XXIe siècle, la Suisse s’est réveillée avec le goût amer des lendemains de fête et se devait de prouver au reste du monde son esprit d’ouverture. Une enième votation contre l’entrée dans l’Union européenne, des négociations tendues sur les accords bilatéraux avec les partenaires européens, les conclusions douloureuses du rapport Bergier sur le rôle du pays pendant la Seconde Guerre mondiale, une entrée dans l’ONU, pas vraiment plébiscitée, imposent alors au gouvernement et aux citoyens de questionner quelques certitudes. Expo.02 n’a pas la prétention d’apporter des réponses, mais tente avant tout de poser clairement un ensemble de questions afin que chacun formule ses propres interrogations. C’est ainsi, explique Armin Heusser, le responsable de la direction artistique de l’arteplage de Neuchâtel, qu’a été élaborée une “scénographie émotionnelle avec très peu d’explications permettant à chacun de réfléchir à sa façon”. Le principe est d’insinuer le doute dans l’esprit du visiteur, à partir d’images fortes, tel ce bras articulé sorti d’une chaîne de montage automobile qui assemble des pièces de Lego dans une chambre d’enfant. Pour toute explication, le visiteur trouvera cette interrogation : “Vont-ils prendre le pouvoir ?” La limite est alors ténue avec certaines installations d’artistes contemporains. Pourtant, pour Armin Heusser, il n’est pas question d’œuvres d’art mais “d’expressions artistiques”. Ces saynètes ont d’ailleurs été mises au point par des architectes, des scénographes et la direction artistique d’Expo.02. Ce principe, allié à un vaste éventail d’outils architecturaux, technologiques et multimédia, sert de fil conducteur aux expositions des cinq sites, au risque parfois de flirter avec les méthodes de Disneyland.

Malgré la volonté d’ouverture au monde, une exposition nationale ne peut faire l’impasse sur quelques références au passé historique du pays. C’est le Français Jean Nouvel, concepteur de l’arteplage de Morat, qui leur offre l’image la plus frappante avec le Panorama de la bataille de Morat placé dans un cube flottant aux reflets rouillés. Cette immense toile de 111 mètres de long par 10,5 mètres de haut, peinte par Louis Braun en 1894, plonge le visiteur ahuri dans l’un des épisodes les plus sanglants de la fin du XVe siècle : la victoire des confédérés sur les troupes de Charles le Téméraire, au prix de 12 000 vies. Restaurée pour Expo.02, cette œuvre trouve son pendant à l’étage inférieur avec le Panorama suisse version 2.1, réalisé par deux sœurs plasticiennes bâloises, Claudia et Julia Müller. Cette fois, c’est une plongée multimédia dans la Suisse contemporaine, avec des images contradictoires répétées à l’infini, comme ces flots de géraniums numériques laissant la place à des jeunes néonazis helvétiques. Mais, c’est à Bienne que les interrogations semblent être les plus fortes, avec notamment “SWISH”, un condensé des désirs exprimés par les Suisses interrogés pendant l’année qui a précédé l’ouverture de l’Expo. L’opération continue sur place et chacun peut, dans le pavillon, émettre un souhait. Le procédé est simple, mais propose une cartographie originale d’une Suisse qui apparaît plus ouverte sur l’extérieur qu’elle ne veut bien se l’avouer.

D’ailleurs, le positionnement du pays par rapport à ses voisins constitue l’une des thématiques récurrentes de l’Expo. À Yverdon, un couple parle en Europanto (“Media Cut”) sur des écrans géants, une jolie image des difficultés de dialogue avec l’Europe. Plus terre-à-terre, “Aua Extrema”, le pavillon conçu par les cantons de Suisse orientale (Appenzell, Glaris, Grisons, Schaffhouse, Saint-Gall et Thurgovie) à Neuchâtel montre leur position de réservoir d’eau de l’Europe. Les installations en appellent avant tout aux sens, et le visiteur, les pieds nus dans l’eau, circule, à travers une forêt aquatique, d’une immense carte géographique lumineuse à un cube de glace sur les parois duquel sont projetées de saisissantes images de sécheresse au Mozambique. Une fois de plus, pas question de se laisser aller à une certaine autosatisfaction : il faut se mettre face à ses responsabilités de pays riche.

Des milieux économiques responsables
Pourtant, Expo.02 n’aurait pas eu lieu sans le soutien de l’économie suisse qui a généreusement financé l’événement. Le retrait de certaines entreprises, quelques mois avant l’ouverture, a d’ailleurs dangereusement menacé l’équilibre de la manifestation, et la Confédération a été contrainte d’y contribuer plus largement que prévu. Armin Heusser explique que “la participation des sponsors est plus qu’une simple opération de communication, c’est une attitude”. Ainsi, la direction artistique a directement associé ses partenaires à la conception des projets, quand ceux-ci n’ont pas fait travailler directement des équipes de scénographes. La plupart des grands groupes sont présents, brossant le portrait d’une Suisse quasiment autosuffisante : production d’énergie (“Magie de l’Énergie”, Neuchâtel) mais aussi agriculture (“Expoagricole”, Morat) et protection de l’environnement (“Beaufort 12” et le “Palais de l’Équilibre”, Neuchâtel), à la pointe de l’innovation technologique (en particulier les robots sensibles conçus par l’École polytechnique de Lausanne pour “Robotics”, Neuchâtel) et recherche scientifique (“Le jardin d’Éden”, Yverdon), sans oublier la révolution des nouvelles technologies (“Cyberhelvetia.ch”, Bienne). Au final, pas de logo, mais parfois le sentiment d’une présence invisible qui téléguiderait la réflexion et les informations fournies...

Cependant, l’image d’une Suisse à qui l’on reproche facilement son indécente richesse se trouve violemment mise à mal par le pavillon “Argent et valeur – Le dernier tabou” réalisé, à Bienne, par le commissaire d’expositions suisse Harald Szeemann, avec des artistes contemporains. Dans un lingot d’or, une machine créée par Max Dean broie devant les visiteurs des vrais billets de banque pour un montant de plusieurs centaines de milliers de francs suisses. Geste vain ou réelle prise de conscience de la valeur de l’argent ? Un geste fort, en tout cas, à l’heure où le secret bancaire est vivement remis en cause et où la faillite de Swissair ébranle l’économie du pays.

Les artistes à Expo.02
Depuis le passage de la plasticienne suisse Pipilotti Rist à la tête de l’Expo.02 de 1995 à 1997, les artistes sont omniprésents dans l’exposition, sans doute pour leur capacité à porter un œil critique. Olaf Breuning a été invité à intervenir sur chaque arteplage et à Yverdon, une grande photographie d’hommes cagoulés et armés “gâche la vue” des pique-niqueurs. Pas de répit pour le visiteur d’Expo.02 ! À Morat sont présentés L’Octogone de Roman Opalka et L’Horloge de Klaus Rinke qui se fondent dans la ville médiévale. À Bienne, l’atelier Zérodeux est un lieu de création cinématographique où de jeunes artistes préparent des films et des vidéos inspirés par l’exposition pour être ensuite projetés sur tous les arteplages. Mais c’est certainement Wer bin ich ?, le projet initié par Jacqueline Burckhardt pour Yverdon et courageusement financé par la Confédération, qui stigmatise le mieux les interrogations d’un peuple. L’artiste américaine Laurie Anderson emmène le visiteur dans un “trip LSD” à l’intérieur d’un cube de 38 mètres de côté, sur les parois duquel sont représentées les strates géologiques du sol. Prouesse technique, un film mêlant images psychédéliques et visages est projeté sur le plafond devenu l’un des plus grands écrans du monde, tandis que le visiteur s’allonge dans des alvéoles de mousse, évoquant, malgré les couleurs “Techno”, tant un utérus qu’une tombe. La musique de Lou Reed envahit l’espace sonore, pendant qu’une voix égrène froidement 150 questions à l’oreille du spectateur couché. Pendant la projection, des appareils photographiques immortalisent ces visages concentrés, puis les intègrent instantanément au film. L’expérience est réellement physique et l’objectif de “déstabiliser la perception pour rendre attentif”, défini par Markus Röthlisberger, coresponsable de la direction artistique de l’arteplage d’Yverdon-les-Bains, est parfaitement atteint.

Les enfants à Expo.02

Même si l’ensemble des expositions est facilement accessible aux enfants, certaines ont été conçues spécialement pour eux, voire par eux, en particulier “Kids.expo�?, à Yverdon, où des jeunes de Suisse centrale ont recréé leur univers de monstres lumineux, de planètes folles, de labyrinthes effrayants et de rêves devenus réalité. Ce parcours ludique pour petits et grands est à l’opposé de “Bien travailler – bien s’amuser�?, à Bienne, dont l’accès est exclusivement réservé aux enfants. Ils raconteront à leurs parents le voyage magique réalisé à bord de vélos volants... Plus classique, “Expoagricole�?, à Morat, propose la visite d’une ferme et d’une ménagerie, ainsi que des ateliers autour de l’alimentation pour les 6-14 ans. Enfin, tous les arteplages offrent des aires de jeux spécialement aménagées dans l’esprit d’Expo.02. Ainsi, à Neuchâtel, les petits visiteurs peuvent participer à une étonnante pêche à la ligne et, à Morat, jouer avec des “jouets abandonnés�? sur les plages.

Les expositions nationales suisses

Les expositions nationales, directement inspirées des Expositions universelles et des grandes foires agricoles du XIXe siècle, prennent un sens tout particulier en Suisse où quatre cultures se côtoient (alémanique, romande, italophone et romanche) et se défient. Même si ces événements ont pris des formes très différentes, elles ont toujours voulu rassembler et stimuler la cohésion nationale, sans pour autant gommer les spécificités de chacun. Pour la première exposition nationale, à Zurich, en 1883, des exposants de tout le pays se sont rassemblés afin de donner une image commerciale unifiée de la Suisse à l’étranger. Véritable vitrine industrielle du pays, elle a contribué à tisser des liens entre les différents secteurs d’activité, mais surtout à tempérer les rivalités entre les régions. À Genève, en 1896, l’esprit est très différent, ce qui fait écrire au Journal de Genève que l’exposition “est le résultat du travail de tous les Suisses, et tous se sentent aujourd’hui chez eux, non seulement dans ce charmant village où chacun retrouve les spécimens de son architecture locale, mais aussi dans les palais des machines, de l’industrie, des sciences et des arts�?. En 1914, c’est l’Association bernoise des arts et métiers qui prend l’initiative d’une nouvelle édition qui, avec son architecture moderne, son éloge de l’industrialisation et sa mise en valeur des arts populaires, devait avant tout “élever les valeurs du peuple�? et renforcer le sentiment national. Elle fut pourtant l’objet de vives polémiques, notamment de la part des Romands qui critiquèrent la germanisation de l’exposition. Vaste succès populaire, la “Landi 39�? ouvre ses portes en mai à Zurich, alors que la menace de guerre plane sur l’Europe. Elle inaugure la forme actuelle des expositions nationales en supprimant tout aspect commercial. Des pavillons à l’architecture avant-gardiste vantant les mérites d’une Suisse moderne et invitant le peuple à s’unir étaient installés sur les deux rives du lac de Zurich, reliées par un téléphérique. Enfin, placée sous le signe du progrès, l’Expo’64 de Lausanne s’est tenue sur des terrains gagnés sur le lac et a constitué une sorte de ville idéale, où se sont côtoyés les créations de Jean Tinguely, le Mésoscaphe de Jacques et Auguste Piccard ou encore des illustrations des grands épisodes de l’histoire du pays. Elle a fortement marqué les esprits d’une génération qui aujourd’hui visite l’Expo.02.

- Lieux : Bienne, Morat, Neuchâtel et Yverdon-les-Bains - Dates : jusqu’au 20 octobre n Horaires : arteplages : tlj de 9h30 à 1h (sauf en juin, septembre et octobre, du dimanche au jeudi, jusqu’à minuit) - Expositions : tlj de 9h30 à 20 heures - Tarifs : 1 journée : 32 euros ; passeport 3 jours : 80 euros ; réduction de 50 % pour les enfants jusqu’à 16 ans - Animations : plus de 2 500 événements et 10 000 manifestations auront lieu sur les cinq arteplages pendant toute la durée de l’exposition, et plus particulièrement lors des journées cantonales et le 1er août (fête nationale). Programme détaillé pour chaque arteplage dans le guide officiel d’Expo.02 (9,90 euros) - Renseignements et réservations : tél. 41 900 02 02 02 ou www.expo.02.ch

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°151 du 14 juin 2002, avec le titre suivant : Expo.02 ou quand la Suisse s’interroge sur elle-même

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