Nouveaux éclairages sur les Lumières

Comment les normes sociales modèlent la production et la réception de l’art ?

Par Adrien Goetz · Le Journal des Arts

Le 14 juin 2002 - 671 mots

Un volume foisonnant et passionnant, issu de recherches universitaires en cours, où quelques grands ténors comme Édouard Pommier signent à côté de jeunes docteurs en histoire de l’art, étudiants des universités parisiennes et du Centre allemand d’histoire de l’art de Paris : la démarche est exemplaire et prouve
la vitalité actuelle des études dix-huitièmistes.

Peinture, sculpture, architecture et décor intérieur, arts graphiques, ce ne sont pas les œuvres qui sont ici étudiées pour elles-mêmes mais les normes et les conditions sociales qui ont présidé à leur création et qui expliquent parfois leur réception critique. Ainsi, depuis Louis Marin et son Portrait du Roi paru aux Éditions de Minuit en 1981, nul n’avait osé revenir sur les sens des portraits officiels : David Beaurain décortique ici “la fabrique du portrait royal”, de la signification de l’image jusqu’aux modalités de sa reproduction en “série” et la signification politique de sa diffusion auprès des grands. Andreas Holleczek étudie, chez Jean-Étienne Liotard, la fascinante mise en scène de l’artiste par lui-même, qui contrôle, jusqu’à un certain point, son image de “peintre turc” et construit sa légende de son vivant : “Il faut, coûte que coûte, être un peu charlatan.” Guilhelm Scherf, en un article qui ouvre bien des voies nouvelles, fait le point sur le milieu des collectionneurs de sculpture moderne au siècle des Lumières, lacune criante de l’historiographie actuelle. Quant à Pierre Wachenheim, il exhume l’iconographie de l’abbé Chauvelin, “portrait du sapajou en grand homme”, figure importante de ce jansénisme parlementaire étudié récemment par Catherine Maire dans son livre capital sur le jansénisme du XVIIIe siècle, De la cause de Dieu à la cause de la Nation (Gallimard, 1999). Il faut d’urgence restituer, dans l’histoire des idées, toute leur place à ces inconnus très lus et vénérés en leur temps, l’abbé d’Etemare ou Louis-Adrien Le Paige, aussi importants pour la suite – révolutionnaire – des événements que les sempiternels encyclopédistes.

Cette réflexion sur le genre du portrait et ses usages dans une société qui en consommait et en produisait énormément sous toutes les formes possibles (de l’estampe au buste, de la pierre gravée à la statue équestre) est prolongée par Michael Müller qui revient sur la question du “rapport au portrait” qui, selon lui, passe d’une signification forte et politique au début du siècle au statut d’article de luxe parmi d’autres. Mais le plus neuf dans ce bouquet d’essais stimulants, c’est sans doute la série de textes qui s’attachent, à la fin de la période, à l’invention du sentiment romantique. Sylvie Wuhrmann regarde d’un œil neuf les catastrophes naturelles peintes par Claude-Joseph Vernet et, de manière très ingénieuse, braque sa loupe sur les représentations de la famille accompagnant tempêtes et naufrages. Peter J. Schneemann revient, lui, sur la tarte à la crème des manuels : l’exemplum virtutis, l’élévation morale qui est au centre de nombreuses images. Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Les Européens du XVIIIe ont-ils vraiment été émus par leurs exemples de vertu ? Schneemann étudie quelques tableaux d’histoire, en regard des textes, comme des “tableaux vivants” aux effets directs sur le public des “âmes sensibles”, manifestations “spectaculaires” encore mal connues et expliquées. Quelques études musicales auraient, sur ces questions, complété ou éclairé différemment les problématiques. C’est le même public qui se rend à l’opéra et qui regarde peintures, monuments et sculptures. Pourquoi n’en rien dire, ou si peu ? Combien de temps encore les historiens des arts visuels continueront-ils à être sourds à la culture musicale des siècles qu’ils étudient ? La lecture du dernier livre du musicologue et pianiste Charles Rosen, La Génération romantique (Gallimard, 2002), brillantissime d’intelligence et foisonnant d’idées utiles pour l’histoire de l’art, prouve à quel point la musique est indispensable pour comprendre les autres arts, en particulier si on s’interroge sur les normes sociales et la sensibilité du public.

- Thomas W. Gaehtgens, Christian Michel, Daniel Rabreau et Martin Schieder (dir.), L’Art et les normes sociales au XVIIIe siècle, éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2002, 548 p., 48 euros. ISBN 2-7531-0917-8.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°151 du 14 juin 2002, avec le titre suivant : Nouveaux éclairages sur les Lumières

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