La peinture baroque invente la manipulation des images

À travers esquisses et modèles, le Musée Fesch retrace les riches heures du Seicento

Le Journal des Arts

Le 28 juin 2002 - 1600 mots

L’effusion baroque à Rome au XVIIe siècle nous a laissé non seulement de sublimes décors en trompe l’œil, mais aussi de nombreuses esquisses (bozzetti, modelli...), dont l’exposition « Cieux en gloire » à Ajaccio fait sa matière. Au-delà de la délectation, l’évocation des grandes commandes décoratives romaines souligne la conscience aiguë du pouvoir des images manifestée par les artistes et leurs commanditaires.

“Pourquoi une belle esquisse nous plaît-elle plus qu’un beau tableau ? C’est qu’il y a plus de vie et moins de formes... L’esquisse nous attache peut-être si fort que parce qu’étant indéterminée, elle laisse plus de liberté à notre imagination...”, écrit Diderot dans son Salon de 1747. Les Italiens avaient bâti un vocabulaire précis autour de ces petits tableaux qui, dès le XVIIe siècle, avaient séduit des collectionneurs comme Léopold de Médicis par l’immédiateté de leur “invention”. Bozzetto désigne ainsi une esquisse à l’usage de l’artiste lui-même dans la gestation de sa composition, tandis que le modello est destiné au commanditaire afin de recevoir son aval. Pour garder une trace de l’œuvre et en faire un outil dans la formation de ses élèves, le peintre réalise ou fait réaliser par son atelier un ricordo. À travers ces toiles, le plus souvent de petit format, le Musée Fesch d’Ajaccio évoque les riches heures de l’art baroque à Rome, à l’époque de la Contre-Réforme. Pour cela, il prend comme point de départ les œuvres de sa collection, fort bien dotée en la matière, et a obtenu le prêt de quelque 110 autres, venues des musées italiens et français, mais aussi de collections particulières (Lemme, Fagiolo dell’Arco...).

Au XVIIe siècle, la pratique des modelli et bozzetti se développe dans le climat d’une Contre-Réforme militante, accordant un pouvoir toujours croissant aux images et à leur rôle idéologique. À l’issue du concile de Trente, en 1563, la papauté entreprend une véritable reconquête spirituelle et réaffirme, face aux protestants, le rôle essentiel des images pour des fidèles illettrés. Les grandes commandes décoratives accompagnent ce mouvement, en même temps qu’elles signalent l’importance des nouveaux ordres religieux, notamment les jésuites. Une iconographie spécifique se développe, à base de “cieux en gloire”, d’apothéoses, d’extases et de miracles, insistant sur les médiations et les porosités entre le monde réel et le monde céleste.

Dans ce contexte, l’esquisse signale d’une part un exercice rendu souvent nécessaire par l’ampleur des surfaces à couvrir, d’autre part le désir de contrôle exprimé par le commanditaire. Néanmoins, la pratique n’a rien de systématique, puisque Giovanni Lanfranco (1582-1647) n’en a produit aucune pour la coupole de Sant’Andrea della Valle (1627) à Rome, une gloire de saints tourbillonnant de la corniche à la lanterne.

Nourri de l’exemple de Corrège au Duomo de Parme, Lanfranco invente un nouvel archétype du décor illusionniste, et, de ce fait, il est évoqué en introduction de l’exposition, avec les modèles canoniques qu’ont été Raphaël, Titien et les Carrache. Puis, dans les trois premières salles, vient la Sainte Trinité de la peinture baroque, Pierre de Cortone (1597-1669), Giovan Battista Gaulli (1639-1709) et Andrea Pozzo (1642-1709).

Originaire de Toscane comme Urbain VIII, Pierre de Cortone reçoit de lui des commandes prestigieuses sous son pontificat. Il est ainsi chargé d’orner le plafond du grand salon du palais Barberini sur le thème du Triomphe de la Divine Providence (1632-1633). Plutôt de que compartimenter cette vaste surface, il l’unifie en une composition virtuose en trompe l’œil, mêlant avec naturel un grand nombre de scènes et de figures. En présentant à côté du ricordo de l’œuvre de Cortone un modello pour l’Allégorie de la Sagesse divine d’Andrea Sacchi (1599-1661), peinte pour un salon voisin du même palais, l’accrochage oppose intelligemment les deux façons de concevoir le décor plafonnant qui s’affrontent dans la Rome d’Urbain VIII. L’une privilégie la multiplication des scènes et des personnages dans une mise en scène illusionniste, tandis que l’autre prêche une réduction à l’essentiel dans une relative frontalité.

La génération suivante ira plus loin dans l’illusionnisme, avec Gaulli, dit Il Baciccio, disciple de Bernin. La salle qui lui est consacrée au Musée Fesch vaut à elle seule le voyage. Centre de gravité de cet espace, le modello pour le Triomphe du nom de Jésus (1676-1679) au plafond de la nef du Gesù, à Rome, témoigne de son grand œuvre, dans lequel il porte à son sommet l’union de la peinture et de la sculpture, fracturant par la magie du trompe-l’œil l’espace fini de l’église. Autour sont réunies des esquisses pour divers décors, réalisés ou non : gloires et apothéoses baignent dans une lumière éblouissante, et témoignent de la maîtrise exceptionnelle du peintre.

Dans l’axe du Triomphe du nom de Jésus, à l’autre bout de la perspective, trône un autre modello, celui d’Andrea Pozzo pour la célèbre voûte de la nef de Saint-Ignace à Rome, achevée en 1694. Dans une architecture palatiale fictive prolongeant celle de l’église réelle et s’ouvrant sur un ciel de gloire, il représente le Triomphe de saint Ignace et la Mission évangélisatrice des Jésuites et, à travers lui, celui de la Compagnie de Jésus dont il est le fondateur. L’illusionnisme, à son comble dans ce monument, est le fruit des savantes recherches entreprises par le père Pozzo, et consignées dans un traité, Perspectiva Pictorum et Architectorum (1693 et 1700), exposant principalement sa méthode pour représenter en perspective tout ou partie d’édifices architecturaux. La figure de Pozzo incarne ce que d’aucuns ont baptisé le paradoxe de l’homme baroque, qui s’appuie sur les acquis de la science – en l’occurrence la perspective et les mathématiques – pour révéler la présence de Dieu, et ainsi démontrer la fausseté du modèle scientifique1. La même réflexion vaut pour les deux tableaux de Trente, la Cène et la Présentation au Temple, où, dans une architecture savante, expression ultime d’un monde rationalisé, s’ébat tout un peuple d’anges. Ces deux œuvres auxquelles s’ajoute une autre Présentation au Temple, appartenant au Musée Fesch, relèvent assez explicitement des Theatra Sacra, ces décors éphémères conçus pour les grandes fêtes religieuses, et qui sollicitaient toutes les ressources de la peinture, de la scénographie et de l’architecture, réelle ou feinte.

Au premier étage du musée, la visite se poursuit en élargissant le cercle géographique à Naples avec Luca Giordano (1634-1705), Francesco Solimena (1657-1747), Sebastiano Conca (1680-1764) et Corrado Giaquinto (1703-1765). Se révèle également un peintre, Ludovico Gimignani (1643-1697), dont les esquisses pour d’importants retables baignent dans une délicate lumière solaire. Avec l’Allégorie de la Clémence peinte pour le palais Altieri à la demande du pape Clément X se manifeste le reflux du trompe-l’œil dans la peinture de Carlo Maratta (1625-1713), plus proche en définitive d’Andrea Sacchi dans sa tentative de ressusciter la manière du grand Raphaël. Le décor de la basilique Saint-Clément à Rome, commandé par Clément XI aux meilleurs artistes au début du XVIIIe siècle, porte la trace de cette édulcoration. Mais, en réunissant les modelli exécutés à cette occasion, l’exposition offre un panorama exceptionnel de la peinture baroque romaine de cette époque, et permet de mesurer les talents comparés de Chiari, Ghezzi, Odazzi ou encore Grecolini.

Iconocratie
“Jamais on n’aura autant réfléchi sur l’image, à part peut-être à Byzance”, observe Jean-Marc Olivesi, le commissaire de l’exposition. L’art baroque pose en effet avec une acuité incontestable la question des pouvoirs des images et de leur manipulation. Cette problématique ô combien contemporaine redouble l’intérêt intrinsèque d’une telle exposition. Confirmant ce propos, l’essai de Vittorio Casale dans le catalogue analyse un texte essentiel pour la compréhension de la place centrale de l’image dans la civilisation baroque : le Trattato della pittura e scultura, uso e abuso loro (1652). Ce traité est intéressant à plus d’un titre, notamment parce qu’il est l’œuvre conjointe d’un théologien, le jésuite Giovan Domenico Ottonelli, et d’un artiste, Pierre de Cortone. À travers cette rencontre apparaît non seulement la connexion entre propagande morale et pratique artistique, mais aussi la croyance en la toute-puissance des images, qui fonde selon Casale une véritable “iconocratie”. “La peinture est un art si profitable, que celui qui l’exerce en virtuose, peut obtenir avec les images, ce qu’obtient comme effet avec les mots un Orateur éloquent sur l’émotion des passions humaines, et sur la volonté comme moteur des vertus, elle considérera même une plus grande efficacité aux images qu’aux mots”, lit-on dans cet ouvrage. Dans son traité théorisant la fonction des images au sein de la Contre-Réforme, le cardinal Gabriele Paleotti avait formulé au XVIe siècle une exigence de vérité dans la représentation. Le Trattato d’Ottonelli et Cortone se présente plutôt comme une apologie de la rhétorique, et donc comme une invitation à user de tous les artifices pour appuyer l’entreprise de reconquête. Toutefois, comme le note Jacques Aumont dans L’Image (Nathan, 1990) à propos de la voûte de Saint-Ignace, “l’illusion est d’autant plus forte qu’on croit à cet au-delà, qu’on est prêt à en accepter la réalité”.

Ce qui est certain, c’est que les zélateurs de la Réforme catholique avaient compris la supériorité d’une image sur un sermon. Et la fusion des arts opérée par des artistes comme Gaulli invite naturellement au rapprochement avec cette autre entreprise de synthèse des arts qu’est le cinéma. Les images animées d’aujourd’hui et les œuvres baroques d’hier cultivent les unes comme les autres l’analogie avec le réel, l’illusion du mouvement et de la profondeur, pour emporter l’adhésion du spectateur. Prendre la mesure de la “cinématographicité” – selon l’expression d’Eisenstein – de l’art baroque, c’est contribuer à l’inscrire dans la modernité.

- LES CIEUX EN GLOIRE. PARADIS EN TROMPE L’ŒIL POUR LE ROME BAROQUE. BOZZETTI, MODELLI, RICORDI ET MEMORIE, jusqu’au 30 septembre, Musée Fesch, 50-52 rue Fesch, 20000 Ajaccio, tél. 04 95 21 48 17. Catalogue, 462 p., 45 euros.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°152 du 28 juin 2002, avec le titre suivant : La peinture baroque invente la manipulation des images

Tous les articles dans Médias

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque