Biennale

Parti pris

L’idéologie des commissaires d’exposition

Par Jean-Christophe Ammann · Le Journal des Arts

Le 13 septembre 2002 - 912 mots

Ancien directeur du musée d’art moderne de Francfort, Jean-Christophe Ammann est l’un des plus influents critiques d’art contemporains allemands. Dans ce parti pris, il estime que la Documenta 11 de Cassel et Manifesta 4 de Francfort ont été exploitées par leurs commissaires à des fins idéologiques.

Si les trois commissaires de Manifesta 4 ont parcouru trente-six pays européens pendant toute une année pour ne proposer que ce décevant résultat, nous sommes en droit de nous interroger sur leurs compétences. Nous pouvons aussi conclure qu’ils n’étaient partis chercher que les artistes et les œuvres auxquels ils avaient déjà pensé. L’idéologie des commissaires a remplacé une idéologie des avant-gardes. Cette observation s’applique aussi à Okwui Enwezor et à sa Documenta 11 (jusqu’au 15 septembre). L’idéologie du politiquement correct a conduit à l’exposition d’œuvres qui présentent les artistes comme de mauvais sociologues et anthropologues. Dans ces œuvres (photographies et films), la nature documentaire prime. Ce n’est pas l’image, mais le document qui parle.

L’art est beaucoup plus passionnant et vivant que l’idéologie affichée ne veut nous le faire croire. Une sélection opérée par des organisateurs experts fait de n’importe quel festival du film documentaire un événement plus intéressant que la Documenta. Ici, le politiquement correct est une machine qui a radicalement supprimé la mémoire. Comme si les sociétés post-coloniales ne vivaient rien d’autre que la souffrance, l’oppression, la guerre, la faim et les fils de fer barbelés. Je ne veux pas remettre en cause la bonne foi ou l’engagement politique de l’Américano-Nigérian Okwui Enwezor, mais il doit nous expliquer pourquoi l’aspect “narratif” du document/installation issu des cultures post-coloniales ne pourrait pas atteindre le statut d’œuvre d’art et répondre aux exigences de qualité des pays occidentaux. Pourtant, c’est précisément dans les domaines du film et de la littérature que de magnifiques œuvres ont vu le jour au cours de ces dernières années (l’installation de la Cubaine Tania Bruguera paraît bien simpliste en regard des travaux des écrivains de son pays comme Pedro Juan Gutiérrez ou Zoé Valdés). En d’autres termes, distinguer culture de l’image et culture de la narration serait malvenu ; de la même manière qu’un artiste plasticien pense visuellement, un cinéaste le fait avec une approche cinématographique. Ce sont là des différences fondamentales qui, parfois, se retrouvent à la Documenta, chez Eija-Liisa Ahtila par exemple, une artiste extraordinaire, mais aussi dans les œuvres d’artistes aussi convaincants que William Kentridge, Igor et Svetlana Kopystiansky, Craigie Horsfield, sans oublier le surprenant Isaac Julien.

En poste avancé de la Documenta, Thomas Hirschhorn mérite lui une mention spéciale. Quant au photo-journaliste et cadreur iranien Seifollah Samadian, il démontre, avec un petit chef-d’œuvre cinématographique discret et poétique, que l’art et le documentaire peuvent se superposer. Dans ce contexte, une rétrospective de l’excellent Sebastião Salgado, toujours très engagé, aurait été bienvenue. Mais elle n’était pas au programme.

Le plus grave, en ce qui concerne Okwui Enwezor et les commissaires de Manifesta 4, Iara Boubnova, Nuria Enguita Mayo et Stéphanie Moisdon-Trembley, est le regard exploiteur qu’ils posent sur l’art. Postulant, semble-t-il, la perte généralisée de la foi en l’art, doublée de l’incapacité pour la génération actuelle de donner naissance par ses propres moyens au moindre contenu qui ferait sens, ces commissaires ont dévié vers les documentaristes, dont les travaux peuvent être manipulés et faire office d’art, que leurs auteurs le veuillent ou non.

Même Hanne Darboven et On Kawara semblent être exploités dans le contexte de cette Documenta. Ils sont largement exposés et occupent le devant de la scène (comme ils le méritent d’ailleurs). Mais, nous pouvons penser qu’Okwui Enwezor se sert d’eux pour signifier la fin de l’art “occidento-occidental” de la seconde moitié du XXe siècle. Une telle implosion, perçue depuis le point de vue post-colonial, ne pourrait être traduite avec plus d’emphase. Quelques rayons de soleil percent pourtant ici et là : Jeff Wall, Dieter Roth, Mona Hatoum.

Okwui Enwezor est trop impliqué politiquement, trop endoctriné peut-être, pour être capable d’aimer l’art. Il a été choisi il y a quatre ans, et aurait pu faire part de plus d’audace. J’aurais voulu une Documenta nettement plus radicale. Peut-être aurait-elle été constituée uniquement de films, de vidéos et de photographies. Cela n’aurait suscité aucune objection si la force des images avait dominé, et non pas cette sorte d’insignifiance documentaire. Dans ce contexte, les œuvres de Bernd et Hilla Becher, Louise Bourgeois, Luc Tuymans, Cecilia Edefalk et Annette Messager ne sont qu’une couverture.

Quelles leçons tirer de cette Documenta ?
1. Les artistes post-coloniaux connaissent bien l’art occidental de ces dernières décennies. Ils se servent de toutes ses formes comme d’une partition, qu’ils interprètent en fonction de leurs propres intérêts.
2. La Documenta nous oblige à nous interroger sur notre position d’Occidentaux. Notre culture (chrétienne) est ce que j’appellerais “une intimité radicale”. Elle part de l’iconographie du Moyen Âge et se continue jusqu’aux silhouettes de Giacometti et aux “portraits” de Lucian Freud en passant par les icônes sécularisées de Mondrian et Malevitch. On la retrouve dans les vidéos de Bill Viola, Pipilotti Rist et Eija-Liisa Ahtila.

Seule la culture chrétienne a su produire une telle richesse d’images en perpétuelle évolution depuis l’an 600. L’interdiction des images n’a jamais vraiment fait partie de notre histoire et les peuples ont toujours su la contourner. Nous devons davantage prendre conscience de notre force étrange, de notre identité.

J’ai commencé avec Manifesta et c’est avec elle que je finis, car les neuf salles occupées par Monika Sosnowska et la vidéo de Yael Bartana m’ont particulièrement impressionné.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°154 du 13 septembre 2002, avec le titre suivant : L’idéologie des commissaires d’exposition

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